Séverine EQUOY HUTIN
Andrée CHAUVIN VILENO
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Résumé
Nous associons le « tournant postradiophonique » et les médiations culturelles en analysant des émissions consacrées à l’histoire et leurs avatars numériques, dans une approche sémio-communicationnelle. L’hypothèse est celle d’un média radiophonique enrichi, mais toujours spécifique. Une étude de cas porte sur l’émission Au cœur de l’histoire, diffusée sur Europe 1, et ses espaces numériques, en identifiant la nature des gains potentiels que le web propose au « radionaute » (usage, relation, savoir).
Mots-clés : radio, web, histoire, intermédialité, sémiotique de l’altération.
Abstract
We connect together the« postradiophonic turn » and cultural mediations by analyzing, in a semiotic and communicational approach, radio shows devoted to history and complemented on the web. Our hypothesis is that enriched broadcasts remain however specifically radiophonic. A case study about the program Au cœur de l’histoire (Europe 1) and its digital platforms shows the hypothetical profits that the web promises and allows (using, relationship, knowledge).
Keywords : radio, web, history, intermediality, alteration semiotic..
Resumen
Asociamos el « giro postradiophonique » y mediaciones culturales que analizan los programas dedicados a la historia y sus avatares digitales, en un enfoque semiótico- comunicativa. La hipótesis es que de una radio enriquecido medios de comunicación, pero siempre específico. Un estudio de caso examina la cuestión en el corazón de la historia, difusión en Europa 1, y los espacios digitales, la identificación de la naturaleza de las ganancias potenciales que la web ofrece a radionaute (uso, relación, conocimiento)
Palabras clave : radio, web , historia, intermedialidad , semiótica de la alteración
Cadre et contexte
Un cadre sémio-communicationnel
Le modèle développé par Charaudeau présente la communication médiatique comme un phénomène de production du sens social (Charaudeau, 2011 : 20) qui fait se croiser trois lieux de pertinence : lieu des conditions de production (socio-économiques et sémiologiques), lieu des conditions de réception (cible « imaginée par l’instance médiatique » / public comme « instance de consommation du produit médiatique »), lieu des contraintes de construction du produit (agencement des formes et des systèmes sémiologiques), liées notamment aux genres et aux dispositifs. Les genres présentent des modes d’organisation textuelle spécifiques (instances énonciatives, modes discursifs, types de contenu) (Ibid : 173-174). Les dispositifs de communication sont appréhendables, comme les genres, en termes de contraintes et de possibilités, plus ou moins ouvertes et maîtrisables par les partenaires du contrat.
Il convient d’aborder les dispositifs sous un double angle socio-technique, dans la mesure où « la technique façonne le corps social tout autant qu’elle est façonnée par ce dernier » (Barats, 2013 : 7). La notion de dispositif telle qu’elle est problématisée en sciences de l’information-communication permet d’associer « l’étude de supports médiatiques et technologiques à celle des enjeux et acteurs de situations sociales particulières » (Appel, Boulanger, Massou, 2010 : 10). Le dispositif radiophonique traditionnel suppose l’exclusivité du sonore, l’audition sollicitant l’imaginaire et recomposant l’intelligibilité selon différents régimes d’écoute. Le web, dispositif multi et hypermédiatique complexe et hétérogène (Monnoyer-Smith, 2013) mobilise du sonore et de l’iconique (scripto-visuel). Il suppose à la fois le mouvement et la conservation, permettant la sédimentation des données en traces plus ou moins consultables (Ertzscheid, Gallezot, Simmonot, 2013 : 54) tout autant que leur extrême mobilité (déplacement, mise à l’écart ou en relief). S’intéresser à la circulation entre les dispositifs implique de considérer leurs spécificités mais également leur croisement, leur mutualisation.
C’est une « pensée du discours » [1] intégrative qu’élaborent différentes propositions théoriques en linguistique et sémiotique permettant de considérer les caractéristiques du dispositif non pas comme des données extérieures mais bien comme des « contributeurs » actifs dans la construction du sens.
Le concept de pré-discours élaboré par Paveau en s’appuyant notamment sur les travaux en sociologie (Halbwachs) et analyse de discours (Moirand) met en relief le rôle « socio-cognitif » de la mémoire. À la fois immatériels et transmissibles, les prédiscours constituent « un ensemble de cadres […] collectifs (savoirs, croyances, pratiques), qui donnent des instructions pour la production et l’interprétation du sens en discours » (Paveau, 2006 : 117-118). Paveau préconise une linguistique symétrique qu’on pourrait appeler aussi environnementale, en postulant un continuum entre le linguistique et l’extralinguistique, de façon à prendre en compte les « productions hétérogènes et composites, mélangées de matériel et de d’émotionnel, de corporel et de technique » (Paveau, 2009 : 9), l’importance des objets et des phénomènes d’affordance [2]. Elle envisage désormais de conduire une analyse « technolangagière » du discours numérique (produit en ligne) ce qui implique de définir/adapter les descripteurs et les procédures pour « rendre compte du fonctionnement […][des]formes dans les écosystèmes connectés » [3].
Pour échapper aux analyses logocentrées tout en faisant sa part à la/au linguistique, la sémiotique différentielle de Peytard (1993) ouvre une démarche particulièrement féconde, même si les dates de parution de ses travaux expliquent que le numérique en ligne n’y ait pas de part spécifique. Outre les recherches consacrées aux médias (presse écrite, télévision surtout) (Peytard, 1990), c’est sa théorisation d’ensemble de l’altération qui permet d’appréhender conjointement la circulation dialogique des discours, les transformations sociales, formelles et sémantiques qui les affectent, à partir de l’hypothèse forte que le sens s’élabore et s’interprète dynamiquement dans la variance. Ce cadre d’analyse qui intègre lui aussi mémoire des discours et représentations-évaluations des locuteurs-usagers, ouvre sur des matérialités langagières plurisémiotiques ainsi que sur les phénomènes de conversion, de combinaison et d’hybridation que les nouveaux environnements numériques radiophoniques appellent précisément à interroger.
Après la radio, une autre radio ?
Le néologisme de radiomorphose (Cheval, 2008) désigne l’ensemble des mutations que la radio a connues dans son passage au numérique, concernant aussi bien l’économie du marché médiatique que les modalités d’écoute et les contenus (Poulain, 2013). Ces modalités peuvent être définies en termes de diversification, de développement d’une programmation artistique et littéraire, de participation des auditeurs.
La question de la nature et de la fonction de nouveaux contenus métaradiophoniques est abordée par Poulain (2013) à travers une typologie qui distingue les contenus pré-radiophoniques, post-radiophoniques, péri-radiophoniques et synchro-radiophoniques. Guglielmone (2013) pose en termes de remédiation [4] les relations entre la radio écoutée et les possibilités offertes par les différents dispositifs numériques, en parlant de « radio enrichie » et « radio augmentée ».
La transposition d’émissions radiophoniques sur le web ressortit en effet à la dynamique de l’intermédialité qui concerne aussi bien l’évolution des dispositifs que les pratiques des producteurs et des usagers (Méchoulan, 2010). L’intermédialité ne se cantonne pas aux phénomènes techniques et renvoie tout autant au processus complexe de la vie des médias en interrelation et de la perception de leurs frontières [5]. Les hésitations dans les désignations en témoignent quand on ne sait s’il faut parler de médias numériques, de radio sur le web, de radio à l’heure du web… La phase transitoire actuelle est caractérisée pour la radio par une grande mobilité et une éclosion-expérimentation de formes et de pratiques, définies en termes de création, migration, métamorphose (Catoir, Lancien, 2012) et renvoyant à des phases et des modes de combinaison et/ou de transfert des dispositifs radiophoniques et numériques, sans oublier l’omniprésence des réseaux socio-numériques (Stenger, Coutant 2011) qui font s’interpénétrer vie publique et vie privée.
Les mutations techno-communicationnelles génèrent un « nouveau concept de radio » (Amoedo, Martinez-Costa, Moreno, 2013) fondé sur la multimodalité, la fragmentation et la dispersion des récits, sur une plus grande personnalisation et une plus grande interactivité dans la consommation du média radiophonique, sur des rythmes de production et de réception des contenus configurés par les contraintes spatiales (l’aire de l’écran), de disponibilités et d’accès aux contenus. Bien évidemment, ces nouvelles modalités de production et de consommation de la radio sont à rapporter aux stratégies de différenciation développées par les stations dans un contexte hyperconcurrentiel.
Ramifications numériques
Variations médiatiques, médiation mémorielle
Dans le cadre d’une recherche d’équipe consacrée à la circulation des discours et des savoirs et à l’incidence des changements de supports et de contexte de réception sur l’énonciation-interprétation [6], nous nous sommes attachées à l’étude de la variation médiatique sous un angle sémio-communicationnel. Sur la base de l’engouement des médias et des publics pour l’évocation du passé, la commémoration et la remémoration, nous avons fait l’hypothèse d’une spécificité radiophonique mobilisant imaginaire et mémoire dans un simulacre expérientiel, qu’il s’agit ici de mettre à l’épreuve du numérique. Pour constituer notre corpus de référence, nous avons retenu l’invariant thématique « Histoire » et la dimension textuelle narrative.
La médiatisation de l’histoire dans la pratique journalistique et la narrativisation
qu’elle suppose peuvent être appréhendées en termes de traitement de l’actualité comme récit médiatique, d’instrumentalisation de la représentation du passé à des fins explicatives ou argumentatives (Mathien, 2005), ou encore de constitution d’un fonds patrimonial d’archives qui renvoie à une double histoire potentielle (celle des événements et celle des médias eux-mêmes). La faveur de l’histoire à la radio, pour n’être pas nouvelle (Prot, 1997), ne se dément pas et investit des scénarisations et des formats nouveaux. Elle participe d’une entreprise de vulgarisation qui tend à faire des journalistes et animateurs des médiateurs voire à proposer aux auditoires de contribuer à « expliquer un monde complexe » (Mathien, 2005 : 405) [7]. Comment la médiation mémorielle, entre narration, explication et construction du savoir compose-t-elle avec le numérique ?
Dans l’empan 2010-2014, nous avons sélectionné des émissions diffusées en hertzien par les principales radios généralistes françaises, publiques et privées (RTL, Europe 1, France Inter et France Culture), toutes déclinées sur le « méta-médium » (Pignier, 2011 : 7) par le biais des pages dédiées de leur site web et/ou des réseaux sociaux, selon des modalités différentes. Nous consacrerons notre étude de cas à l’une de ces émissions qui connaît une forte audience (Au cœur de l’histoire (ACDH), Europe 1) [8], parce qu’elle nous paraît emblématique des stratégies d’augmentation adoptées par les stations commerciales « grand public ». Les possibilités multimédiatiques (combiner/substituer au son l’image et le texte) et cross médiatiques (changer de supports) mettent-elles en relief la spécificité du dispositif radiophonique, ou la banalisent-elles pour fonder une convergence culturelle des usages ? Ces mutations du numérique relèvent-elles d’une augmentation par la mise à disposition de potentialités ou d’un enrichissement qualitatif en termes de (nouvelles) valeurs ?
Les territoires d’Au cœur de l’histoire
L’émission à la radio
Au cœur de l’histoire est une émission diffusée quotidiennement (du lundi au vendredi) sur la station Europe 1 dans la tranche horaire 14h-15h. Son présentateur, Franck Ferrand, est « à la fois historien, écrivain et animateur d’émission à la télévision et à la radio » [9]. L’émission propose, comme l’on peut le lire sur le site de la station, et particulièrement sur la page de présentation de l’émission, une « formule enrichie pour faire revivre l’histoire des grands personnages, voyager à travers les époques et découvrir le passé des grands monuments et des villes de France » [10].
Elle s’organise en trois temps, avec des pauses publicitaires à l’antenne qui sont retirées des podcasts : la première partie est consacrée à un récit qui relate par exemple l’assassinat de Trotsky, ou la vie d’Aliénor d’Aquitaine ; la deuxième partie prend la forme d’un entretien entre l’animateur et un invité expert du sujet traité (universitaire, écrivain, personnalité politique…) ; enfin une courte chronique intitulée « Aux origines » remonte à la source d’une expression, d’un rituel ou d’une pratique sociale.
L’émission est soutenue par une double visée d’information et de divertissement. On remarque d’emblée la prépondérance incontestable de la voix de l’animateur, comme dans le documentaire radiophonique (Deleu, 2013), ce qui va de pair avec l’idée d’une « incarnation » de l’émission. Franck Ferrand apparaît comme la figure emblématique de l’émission et adopte un ton de dandy que relaient, nous le verrons, les photos de l’animateur publiées par exemple sur son compte facebook. À plusieurs reprises au cours de l’émission sont opérés des renvois au web qui prennent la forme de sollicitation (invitation à poster un message ou à poser une question), ou de réponse à une sollicitation antérieure. La permanence du genre « entretien » avec une personnalité plus ou moins connue du grand public garantit la crédibilité du discours, qui vise un public sinon cultivé, tout du moins intéressé par la culture.
Les « espaces numériques » de l’émission
L’émission se situe au cœur d’un réseau de relations et de références plus ou moins réciproques à ce que nous appellerons des « espaces numériques » de production ou de présentation de produits culturels radiophoniques ou non radiophoniques (sites et autres pages web de différentes natures [11]):
Figures 1 et 1bis : Page web de l’émission sur le site de la station Europe 1 (www.europe1.fr) [12] consultée le 07 mars 2014.
La page web de l’émission offre à l’internaute la possibilité d’une écoute ou d’une réécoute en streaming ou en téléchargement et dissocie la partie récit de l’intégralité de l’émission : l’internaute peut en effet choisir une écoute-réécoute intégrale ou partielle : la partie récit s’en trouve valorisée. Sur la page, l’on trouve également la possibilité d’entrer en contact avec l’émission ou l’animateur par différents biais : formulaire de contact pour envoyer un message, possibilité de suivre Franck Ferrand sur twitter ou de « twitter » le hashtag de l’émission (#ACDH), possibilité de « liker » avec facebook, et de suivre en direct les messages postés. Notons également la présence de publicités ciblées qui résulte des différents pistages (cookies) dont peut faire l’objet l’internaute.
Figure 2 : Page facebook de l’émission (https://www.facebook.com/ferrand.europe1) consultée le 15 mars 2014.
La page facebook de l’émission propose une stratification des contenus autour des différents menus qui sont proposés : ainsi, l’on peut par exemple visualiser la première de couverture de l’ouvrage de l’invité(e) du jour, des commentaires d’internautes sur l’émission, le portrait du personnage historique auquel est consacrée l’émission mais également l’annonce de diffusion d’émissions.
Les commentaires, adressés à l’animateur, en grande majorité positifs, renvoient à des actes de langage variés (questionner, saluer, remercier…) sans entraîner régulièrement de fil de discussion. Ils attestent du lien affectif entre l’animateur et ses auditeurs (ceux-ci le félicitent pour la qualité de ses émissions, l’appellent par son prénom, lui souhaitent la bonne année par exemple). Ces commentaires témoignent aussi de la réflexivité des auditeurs sur leurs propres usages, apportent volontiers des compléments de connaissances ou formulent des demandes de programmation.
Aucun des espaces numériques ne propose de séquence d’émission filmée mais des photos prises lors des émissions et d’autres documents du type image fixe. Les onglets « photos de Franck Ferrand », « photos » et « albums », reproduits ci-dessous s’orientent très majoritairement vers l’animateur posant dans différents contextes.
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Figure 3 : Page facebook de Franck Ferrand (https://fr-fr.facebook.com/F.Franck.Ferrand ), onglets « photos de Franck Ferrand », « photos » et « albums » consultés le 18 mars 2014.
L’animateur détient également sa propre page facebook et un site personnel :
Figure 4 : Page facebook de l’animateur Franck Ferrand consultée le 19 mars 2014.
Figure 5 : Site personnel de l’animateur consulté le 15 mars 2014.
Sur son site personnel, un bandeau horizontal défilant présente les compétences plurimédiatiques de l’animateur (radiophonique, télévisuelle, éditoriale et presse écrite). Outre sa biographie, on trouve des billets postés reprenant les thématiques développées dans ses émissions (et s’apparentant selon les cas à un éditorial, une chronique, un billet de blog relatant par exemple un récit de croisière, ou développant une méditation personnelle), l’agenda de l’animateur, des possibilités d’interactivité, des archives et des renvois vers sa page facebook, agrémentés de photographies miniatures de quelques fans.
Figure 6 : Page twitter de Franck Ferrand (https://twitter.com/FranckFerrand ) consultée le 15 mars 2014.
La page twitter de l’animateur montre un nouvel avatar de sa mise en scène photographique. On remarque l’ajout très régulier de contenus, notamment des annonces d’émission. Dans la capture d’écran présentée ici, le renvoi vers les médias de presse écrite en ligne (Le Figaro) confère à Franck Ferrand une posture d’éditorialiste susceptible de mettre en relation l’histoire et l’actualité (ici la révélation en 2014 de la mise sur écoute de N. Sarkozy).
Les fonctionnalités des espaces numériques comme relais médiatiques renvoient, via les liens hypertextuels et les téléchargements, soit à l’activité d’écoute en différé, d’écoute fractionnée, d’archivage, soit à la pré– ou postradiophonie (annonce, rappel) et à la périradiophonie (apport encyclopédique, discours ajoutés ou greffés), soit à l’interactivité notamment par les commentaires, réactions, « like », et par le « re-twitt ». Un mouvement centrifuge de dispersion intervient dans la mesure où chacun des espaces numériques tend à s’interconnecter à un autre que celui de l’émission, mais celle-ci demeure bien la référence commune. Le mouvement centripète vers celle-ci domine, orienté par la valorisation publicitaire de l’animateur.
Ce qui circule, se transforme et se transmet c’est à la fois un contenu radiophonique fractionnable, et des discours qui s’y rattachent, y renvoient, s’y apparentent plus ou moins.
Bilan : une marque, des réseaux
On peut parler à propos de ACDH et Franck Ferrand d’un ethos de marque qui intervient aussi bien sur les ondes que sur le web à travers des rôles discursifs légèrement différents d’animateur vedette, narrant, expliquant, élucidant, questionnant/accompagnant un interlocuteur, commentant. Le web laisse apparaître la continuité d’une offre « Ferrand » allant des produits culturels (ouvrages, émissions) à la prestation commerciale (animation de croisière) et représentant comme naturels les liens entre savoir, divertissement et journalisme de réflexion. Un cautionnement réciproque intervient entre Ferrand et son émission dont la narration radiophonique reste la performance centrale.
On constate que les réseaux socio-numériques sont l’espace numérique majeur pour promouvoir une métaradiophonie au service de la fidélisation, comme une forme de boniment moderne pour écrit d’écran, qui valorise cependant bien l’expérience de l’écoute pour elle-même. Ce phénomène est peut-être explicable par le fait que le site d’Europe 1 est bien moins élaboré que ceux de Radio France, mais, plus généralement, les réseaux introduisent une parité des interventions, et permettent une mise en contact d’allure conviviale, contribuant à la pénétration dans l’intimité de l’auditeur-internaute, dans le flux de sa vie personnelle. On remarque aussi la présence, sur plusieurs espaces, d’informations comparables ou qui se recoupent, et la redondance partielle de ces données pour un même espace comme s’il s’agissait d’assurer un rabattage, ou de faire converger sur un culte de l’émission.
Conclusion
L’étude des ramifications numériques d’Au cœur de l’histoire nous oriente vers des observations qui pour certaines ne concernent que cette émission et pour d’autres semblent généralisables en tant que base de comparaison. Ces observations ne nous permettent donc de formuler que des conclusions partielles, mais qui peuvent être sources de questionnements futurs à appliquer à d’autres cas d’espèce de radiomorphoses numériques.
Si nous reprenons le syntagme de « radio enrichie » suggérant un changement qualitatif, quels gains est susceptible de procurer le « passage au web » d’émissions d’histoire ? Nous distinguons trois types de gain, sur les plans de l’usage, du lien et du savoir.
Le gain d’usage est avéré, mentionné aussi bien au pôle production qu’au pôle réception et se vérifie pour l’émission que nous avons analysée.
Les circulations activables à partir des espaces numériques jouent le rôle de relais donnant accès à des contenus et des activités. Les espaces numériques proposent/promettent une radio à la carte avec accès à des contenus différents (émission segmentée), des modes d’écoute et de stockage nouveaux. Ces possibilités interviennent aussi bien sur le site de la station que via les réseaux. L’individualisation du service radiophonique va de pair avec l’émancipation des contraintes de temps et d’espace et la diversification des supports de diffusion que les internautes signalent et apprécient dans leurs commentaires. Le mode d’appropriation change aussi bien en termes de collection (possibilité de constituer/consulter les archives de l’émission) que de connexion (possibilités de liker, commenter, interagir sur les sites et réseaux). Mais c’est l’émission sonore qui accomplit, elle, décisivement, la mission de délivrer le contenu principal que montrent les photos et que célèbrent les internautes dans les commentaires. C’est elle qui confère un prestige de marque.
Le gain du lien interpersonnel est déterminant pour notre émission et probablement significatif.
En dépit de la présence caractéristique (mais non spécifique) de différentes fonctionnalités censées permettre le dialogue sur les espaces numériques, on peut se demander si la représentation des interactions ne se borne pas au spectacle de l’interactivité plus qu’à un plein exercice de celle-ci, au profit de la promotion de l’émission (de l’animateur, de la station…). Les textes à l’écran donnent à voir des zones pour passer à l’acte (télécharger, liker) et des prises de paroles incarnées (commentaires) qui ne se déploient vraiment (plus ou moins) que sur les réseaux socio-numériques selon un format propre à ces derniers. La forte présence personnelle de l’animateur va de pair avec une construction de son auditoire qui intervient de manière complémentaire sur les ondes et sur le web. L’animateur-garant incarne une image de culture d’élite, mais aimable et rendue accessible. La maîtrise de la narration, les ressources rhétoriques de l’interpellation, ou de la prise à témoin avec leurs enjeux éthiques et esthétiques sont de nature à renforcer l’implication du destinataire, auditeur et/ou internaute.
On s’attendrait pour des émissions consacrées à l’histoire et se réclamant d’une vocation culturelle, comme c’est le cas pour ACDH, à un gain de savoir permis par le numérique et ses possibilités encyclopédiques.
Or le numérique ne dote pas ici directement l’émission d’un apport de connaissances en termes de stock, de compléments consistants ou même de modalités d’accès, se contentant de signaler des ressources. Le savoir est transmis par un détenteur patenté qui le met en récit avant de conduire un entretien. C’est là la formule de l’émission traditionnelle, les prolongements numériques se bornant à baliser et illustrer ces éléments. La collaboration des internautes n’est pas négligeable mais est laissée à leur initiative et non systématisée bien qu’elle tende à se développer sur facebook.
En fait le gain de savoir n’est pas indépendant des deux autres types de gains. Il passe par la relation qu’instaure l’animateur et qu’entretiennent les internautes, relation rendue visible par les traces discursives des échanges sur le web.
La réflexivité des pratiques, la co-construction des usages, le standard communicationnel des réseaux sont constitutifs d’une culture participative qui dessine une identité collective et sur ces bases une disposition au savoir. La communauté d’expérience peut déboucher sur une communauté d’interprétation du monde, à travers le regard sur l’histoire et l’adhésion aux valeurs et aux représentations prônées ici par l’animateur.
S’il ne s’agit plus d’écouter ensemble à la même heure une même émission, ce que configure bien ici l’enrichissement radiophonique numérique c’est un modèle (ou un simulacre) de partage de savoir et d’expérience.
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Notes
[1] Nous reprenons ici l’intitulé d’un des carnets de recherche de Marie-Anne Paveau sur hypothèses.org.
[2] La notion empruntée à la psychologie sociale renvoie aux caractéristiques des objets qui indiquent l’usage qui peut/doit en être fait.
[3] http://technodiscours. hypotheses.org/708
[4] Ce mouvement « par lequel les médias remodèlent et modifient les formes médiatiques antérieures » répond à deux stratégies possibles de représentation « d’un médium au sein d’un autre » ; l’immediacy occultation qui vise à « faire oublier à celui qui regarde la présence du médium » /l’hypermediacy exhibition qui rappelle à « celui qui regarde la présence du médium » (Bolter et Grusin, 1996).
[5] L’intermédialité correspondrait ainsi sous un angle historique à une phase du processus d’apparition/émergence/avènement (selon Gaudrault et Marion, 2006) avec des points d’équilibre entre innovation technique (première naissance) et reconnaissance sociale (seconde naissance du média).
[6] L’axe « Frontières médiatiques et transferts rhétoriques » de notre équipe Langues, Langage, Communication (ELLIADD) étudie les discours circulants dans différents dispositifs et aires de la sphère médiatique (relations intersémiotiques et interculturelles, transferts génériques).
[7] Lavoinne (1992) réfléchissant aux relations entre les rôles de journaliste et d’historien distingue trois figures majeures de journaliste :1) le serviteur de l’historien futur, 2) l’historien du présent, 3) le médiateur de l’histoire.
[8] En avril 2014, au vu des mesures d’audience l’émission est considérée comme « un incontournable » de la station par celle-ci (http://www.europe1.fr/radio/communiques-de-presse/articles/mediametrie-europe-1-plus-forte-progression-du-marche-radio-2091027) et le nombre indiqué d’auditeurs en avril 2015 est de 470 000 (http://www.lagardere.com/centre-presse/communiques-de-presse/communiques-de-presse-122.html&idpress=6805).
[9] https://www.facebook.com/F.Franck.Ferrand/info?tab=page_info. Franck Ferrand est diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris et titulaire d’un DEA d’Histoire et civilisation obtenu à l’École des Hautes études en Sciences Sociales (EHESS). Source : http://www.france3.fr/emissions/l-ombre-d-un-doute/biographies
[10] Le qualificatif « enrichie » est ambigu ; on ne sait si c’est l’émission en tant que telle qui est enrichie par rapport à la saison antérieure par exemple ou bien si ce slogan fonctionne uniquement pour la page web.
[11] Telles que les sites de la station Europe 1, celui de la chaîne de télévision France 3 sur laquelle Ferrand présente l’émission L’ombre d’un doute ; la rubrique FigaroVox du quotidien en ligne, les réseaux sociaux numériques et sites de partage comme You Tube.
[12] Les captures d’écran qui sont proposées ici ont été effectuées en mars 2014. À l’heure où nous rédigeons cet article, des modifications dans la structuration des pages visibles sur le site ont été effectuées.
Pour citer cet article
Référence électronique
Séverine EQUOY HUTIN, Andrée CHAUVIN VILENO, « Radio augmentée, radio enrichie. De la transposition des émissions radiophoniques consacrées à l’Histoire sur le web : circulation, altération, transmission », RadioMorphoses, [En ligne], n°1 – 2016, mis en ligne le «18/11/2016», URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2016/05/02/radio-augmentee-radio-enrichie/
Auteures
Séverine EQUOY HUTIN est Maîtresse de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université de Franche Comté, ELLIADD
Courriel: severine.equoy-hutin@univ-fcomte.fr
Andrée CHAUVIN VILENO est Professeure en Sciences du Langage à l’Université de Franche Comté, ELLIADD