Sommaire – numéro 4

Dossier. Les renouvellements de l’écriture radiophonique : programmes, formes, contenus

Sous la direction de Séverine Equoy Hutin et Christophe Deleu

Contributions scientifiques

Séverine Equoy Hutin et Christophe Deleu
Quand l’écriture renouvelle les programmes radiophoniques : analyser les pratiques, les formes et les contenus

Laurent Fauré et Natalia Marcela Osorio-Ruiz
La place de l’écrit (numérique) dans la production du discours radiophonique. Matériaux pour une comparaison entre radios colombienne, française et italienne

Céline Loriou
« La radio est le plus grand professeur de France » : la causerie radiophonique pour transmettre les savoirs historiques (années 1945 – années 1960)

Félix Patiès
Les radios libres renouvellent l’écriture radiophonique : Le cas de Radio Libertaire de 1978 à 1986

David Christoffel
De l’opéra à la transfiction radiophonique

Francesca Caruana
Du son à l’image, un effet d’exotisme

Contributions professionnelles

Thomas Baumgartner
Les Passagers de la Nuit de France Culture, dispositif collectif d’invention radiophonique

Lolita Voisin
La création associative : la radio du sensible L’ordre du jour émission matinale d’écriture radiophonique

Mélissa Wyckhuyse
Radio brute et singulière

Entretien réalisé par Séverine Equoy Hutin
De l’écriture aux écritures… « écrire/ jouer avec les sons pour qu’émerge une écriture singulière, la nôtre ». (Entretien avec Martial Greuillet et Aurélien Bertini, Radio Campus Besançon)

Varia

Marine Beccarelli
Les frontières de la nuit radiophonique

Positions de thèses

Edney Mota Almeida
La détérioration des conditions sociales et du rôle de la radio communautaire : une analyse du processus de démocratisation de la communication, Thèse de Doctorat, sous la direction de Maura Pardini Bicudo Véras, soutenue le 23 mars 2018 à l’Université Pontificale Catholique de São Paulo – PUC / SP – Brésil.

Vinciane Votron
Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information, Thèse de Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, sous la direction de Frédéric Antoine, soutenue le 21 décembre 2017 à l’UCL (Université Catholique de Louvain), Belgique.

Notes de lecture

Andrée Chauvin Vileno
Pierre-Marie Héron, Françoise Joly et Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2017.

Christophe Deleu
Christian Rosset, Les voiles de Sainte-Marthe. Micro-récits et notes d’atelier, Lyon : Hyppocampe édition, 2018.

Comité de lecture

Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information, sous la direction du Professeur Frédéric ANTOINE, à l’UCL (Université Catholique de Louvain) en Belgique, le 21 décembre 2017.

Vinciane VOTRON

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La radio d’hier et d’aujourd’hui n’existerait pas sans ses auditeurs… Des sans-filistes qui l’ont pratiquement construite aux internautes qui interviennent sur le fil Twitter des émissions, l’interaction fait partie de l’ADN de la radio. Elle est de toutes les émissions : dédicaces de disque, forums de discussion, émissions d’assistance et même les émissions d’information. Mais jusqu’ici cette catégorie restait l’apanage des journalistes professionnels ; aujourd’hui, les auditeurs sont invités à commenter l’actualité ainsi qu’à produire du contenu.

Mais ces auditeurs sont-ils réellement associés à la construction de ces émissions ? Pour le savoir, nous nous sommes intéressée à ces auditeurs qui réagissent sur les ondes. L’objectif de cette thèse est de dépeindre les auditeurs actifs au travers de caractéristiques communes et d’établir une typologie. Notre question de recherche peut se formuler de la manière suivante : « Les émissions radios interactives engendrent-elles la naissance d’un nouveau public ? »

Afin de répondre à ces questions, nous avons entrepris d’analyser trois émissions interactives à la radio. Notre choix s’est porté sur les émissions d’information. La Première, chaîne du secteur public en Belgique francophone proposait deux émissions interactives Connexions, lors de la matinale, entre 2012 et 2014 ainsi que le Forum de Midi, à la pause déjeuner, entre midi et 13h.  Nous avons également suivi l’émission Les auditeurs ont la parole sur la chaîne privée Bel RTL, entre 18h et 19h.

Pour établir le profil de ces acteurs du public, nous avons pris contact avec l’ensemble des auditeurs/internautes qui ont tenté d’intervenir dans ces émissions, soit près de 300 personnes. Nous leur avons demandé de répondre à un questionnaire par téléphone (164 répondants ont accepté). L’analyse que nous proposons est double. D’une part, elle est quantitative afin d’obtenir un relevé descriptif de ces auditeurs (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle (CSP), appartenance à un parti politique, fréquence d’intervention, utilisation des médias). D’autre part, nous appliquons une analyse thématique sur le contenu des réponses aux questions ouvertes. L’idée est de répertorier les idées significatives et de les catégoriser tout en n’oubliant pas les questions spécifiques liées à la radio (Antoine, 2016).

Les principaux résultats sont à pointer en termes d’identité et d’usage. Les hommes sont les plus nombreux à réagir dans ces émissions. Ils sont généralement actifs professionnellement, utilisent les médias numériques pour réagir régulièrement voire assidument dans les émissions. Les femmes, elles, sont peu nombreuses, sauf les plus âgées. Elles préfèrent utiliser le téléphone et ne réagissent qu’occasionnellement lorsqu’elles connaissent le sujet. La tranche d’âge la plus représentée est celle des 35-65 ans.

Ce premier constat mérite toutefois d’y apporter certaines nuances. Les auditeurs actifs ne correspondent pas forcément à l’audience mesurée de chaque émission. On note une surreprésentation masculine au sein des auditeurs actifs par rapport aux chiffres d’écoute.  Quant à l’âge des auditeurs, ils se situent bien dans la tranche 35-65 ans ; dès lors, on aperçoit une surreprésentation des jeunes dans l’émission Connexions.

En termes d’usage, la fidélité des auditeurs est mise en avant, car les personnes qui interviennent écoutent régulièrement les émissions. Les plus assidus d’entre eux forment un microcosme sur Twitter. Ce sont des journalistes, blogueurs, lobbies, experts qui se connaissent, échangent et partagent leur point de vue. Ils maitrisent les codes de l’émission au point d’en jouer soit, de manière ludique, en glissant un trait d’humour qui installe un sentiment de connivence ; soit en utilisant cette vitrine pour rechercher de la reconnaissance « virtuelle ». On touche ici au concept de communauté qui se développe de manière plus intense grâce aux nouvelles technologies.

Au-delà de cette identification, notre apport théorique réside dans l’esquisse de la notion d’audience active, à mi-chemin entre celles d’audience et de public, définies par Sonia Livingstone (2003). Si ces deux concepts se rapprochent en fonction des objets que l’on étudie, ils n’en restent pas moins distincts. L’audience active est selon nous le point d’intersection entre ces deux notions.

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Graphique : Les trois niveaux de l’audience active

Chaque sous-groupe partage des caractéristiques communes qui les rapprochent plus du concept d’audience ou de celui du public. Nous distinguons les usagers, les usagers interactifs et la communauté en fonction des relations entretenues avec le média, à savoir l’accès, l’interaction et la participation tels que proposés dans le modèle AIP de Nico Carpentier (2003). Si l’usager était défini par Frédéric Antoine au départ comme l’« utilisateur de supports de communication médiatique » (Antoine, 2004 : 10), l’usage intensif des nouvelles technologies a fait basculer ces usagers de l’état de simples consommateurs à celui d’acteurs à part entière du processus médiatique pour aboutir au concept de communauté (Patriarche, 2008) qui se situe, lui, dans une dimension collective.

Les usagers sont ceux qui touchent le plus à l’audience, car leur démarche active reste cantonnée à l’accès que le média propose. Les usagers interactifs sont le cœur de l’audience active : un échange s’installe entre les auditeurs et les producteurs de l’émission. Ils partagent des contenus d’information tout en écoutant l’émission.

La communauté, elle, se rapproche plus de la notion de public, car elle existe grâce à la participation des auditeurs, mais se détache parfois de l’émission pour exister de manière autonome.

Cette évolution des notions de public et d’audience reflète aussi celle de la radio qui incorpore désormais des matériaux aussi variés que du texte, de l’image, des notifications ainsi que l’intervention des auditeurs au sein même des émissions d’information. Aujourd’hui, chaque auditeur devient acteur de l’information en la partageant, en la complétant ou en la discutant. Les auditeurs ne consomment pas seulement l’information ; ils la fabriquent aussi en enrichissant le contenu initial de leurs expériences, leurs témoignages, leurs avis, questions ou réflexions. Au travers de leurs interventions, les auditeurs vont partager des valeurs intégrées au contenu des émissions. L’interactivité devient donc un enjeu majeur au cœur du processus d’identification.

Bibliographie

ANTOINE, F. (sous dir. de), Médias et usagers, dans Recherches en Communication, n°21, Louvain-la-Neuve, 2004.
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ANTOINE, F. (sous dir. de), Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016.

CARPENTIER, N. et DAHLGREN, P. Interrogating audiences : Theoretical horizons of participation, n°21, Petrovaradin, 2011.

CARPENTIER, N. Différencier accès, interaction et participation, dans MORELLI, P., PIGNARD-CHEYNEL, N., BALTAZART, D., Publics et TIC. Confrontations conceptuelles et recherches empiriques, Nancy, Questions de communication, n°31, 2016, p. 45-70.

LIVINGSTONE, S.  Audiences and publics : when cultural engagement matters for the public sphere, Bristol-Chicago, Intellect, 2005.

LIVINGSTONE, S. On the relation between audiences and publics : why audience and public?, Londres : LES research Online, 2005. Disponible sur : http://eprints.lse.ac.uk/archive/00000437

PATRIARCHE, G. Publics et usagers, convergences et articulations, dans Réseaux, n°147, Paris, 2008, p.179-216.

Pour citer cet article

Référence électronique

Vinciane VOTRON. « Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information », sous la direction du Professeur Frédéric ANTOINE, à l’UCL (Université Catholique de Louvain) en Belgique, le 21 décembre 2017″, RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019,  mis en ligne le « 30/12/2018 », URL :  http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/emissions-interactives/

Auteure

Vinciane VOTRON est docteure en communication, Université Catholique de Louvain (UCL), Observatoire de Recherches sur les Médias et le journalisme.

Courriel : vinciane.votron@uclouvain.be

La détérioration des conditions sociales et du rôle de la radio communautaire : une analyse du processus de démocratisation de la communication, sous la direction du Professeur Maura PARDINI BICUDO Véras, Université Pontificale Catholique de São Paulo – PUC / SP – Brésil, le 23 mars 2018.

Edney MOTA ALMEIDA

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Introduction à l’objet d’étude

Dans le contexte du Brésil, pays qui ne dispose pas d’un règlement équitable pour tous les acteurs du média radio, cette étude a cherché à étudier l’importance des radios communautaires. Nous étudions leur potentiel dans le processus de démocratisation sociale, culturelle, politique, économique auprès des populations les plus pauvres et leur rôle prépondérant en tant que médiateurs dans la lutte pour la mise en œuvre des politiques publiques visant à améliorer les conditions de vie du peuple. De cette façon, nous sommes amenés à scruter les raisons pour lesquelles ces radios communautaires vivent de manière précaire, et sont victimes de discrimination et criminalisation.

En ce sens, les problèmes et les défis de ce modèle de communication en tant que possibilité démocratique dans le pays ont été analysés à la lumière de la législation brésilienne. Ainsi, la recherche analyse la réalité communicationnelle du Brésil dans le cadre d’une approche plus large de la théorie de la démocratie. Pour cela, nous avons adopté le concept central de « démocratie radicale »[1]. Le Brésil est l’un des rares pays démocratiques, d’Amérique du Sud, qui ne réglementent pas de manière satisfaisante les systèmes de radiodiffusion et, par conséquent, fait face à un conflit dans ce domaine.

Procédures méthodologiques et techniques de collecte de données

Tout d’abord, le travail a été réalisé dans une perspective pluridisciplinaire et qualitative, en se fondant sur divers domaines de connaissance pouvant soutenir la recherche, comme la sociologie, la science politique, l’anthropologie, l’économie, l’éducation, l’histoire ou le droit. En plus de la sociologie critique, le travail aborde la sociologie compréhensive de Michel Maffesoli. « Le romantisme sociologique doit de manière naturelle savoir comment intégrer le niveau nécessaire de rationalité pour obtenir un équilibre apte à percevoir la logique et la non-logique qui façonnent la vie sociale » (Maffesoli, 2010 : 31). Ainsi nous nous sommes inspirés de la sociologie compréhensive par rapport à la méthodologie de cette recherche. Deuxièmement, en ce qui concerne les sources de collecte d’informations, nous nous sommes essentiellement appuyés sur la bibliographie universitaire, en particulier en Amérique latine, mais aussi en Europe. Les visites académiques ont été particulièrement utiles dans les bibliothèques, les archives et les centres de documentation au Brésil.

Les informations rassemblées étaient particulièrement importantes dans les endroits suivants:

  • Pour le Brésil, le Centre de documentation de la Chaire de communication de l’Unesco pour le développement régional de l’Université méthodiste de São Paulo-UMESP, à São Bernardo do Campo, São Paulo.
  • En France, dans l’unité de recherche MICA – Médiation, Information, Communication et Arts, de l’Université de Bordeaux.

Des entretiens qualitatifs ont également été menés. Un ensemble d’entrevues narratives a été élaboré avec quelques « informateurs clés » dans monde de la radiodiffusion, tels que des universitaires ; des communicants et leaders communautaires ; et des représentants des organisations de défense du droit à la communication et à la démocratisation des médias.

Problème de recherche, hypothèses et résultats

L’étude visait à analyser le problème suivant : pourquoi les responsables du système de radiodiffusion au Brésil imposent aux radios communautaires des conditions qui entravent le développement de leur potentiel démocratique, et établissent avec elles une relation de subordination, les maintenant finalement dans un état d’insécurité ? Cette recherche pose l’hypothèse que les grands groupes de radiodiffusion empêchent la conscientisation politique et le développement social de la radio communautaire, de par la puissance des forces déployées, en particulier au Congrès, ainsi que par leur action sur la législation sur la radiodiffusion. Dans le cas brésilien, la loi sur la radio communautaire est extrêmement réglementée et restrictive.

En revanche, les radiodiffuseurs commerciaux échappent à tout type de réglementation économique dans l’industrie. En plus de criminaliser les stations de radio communautaires qui fausseraient (selon leurs opposants) la concurrence, en particulier dans les favelas où elles vivent dans des conditions précaires en ne recevant aucune aide ou ressource économique. Les dirigeants de radios communautaires sont la cible de campagnes médiatiques empêchant le financement des annonceurs. Par ailleurs, toutes les ressources financières de l’État, destinées à la radiodiffusion, s’adressent aux radiodiffuseurs publics et aux grands radiodiffuseurs commerciaux sous la protection de la loi. Dans ce contexte, l’enquête a relevé le rôle de la radio communautaire dans les deux plus grandes favelas de São Paulo : Héliopolis et Paraisópolis. Ce sont des ensembles de logements dans une grande difficulté sociale comprenant des groupes précaires, représentés par ces communautés, et présentés comme une « solution de logement de la pauvreté urbaine » [2].

Le facteur économique est aujourd’hui le principal problème de ces radiodiffuseurs, constamment contraints de suspendre leur programmation. Un grand nombre de radiodiffuseurs communautaires subissent des poursuites judiciaires dont la cause principale est le manque de connaissance de la loi, combiné avec le facteur économique et la manipulation de ceux qui font les lois. Les radios communautaires tentent de résister aux tentatives constantes d’exclusion par les groupes de communication hégémoniques et par les législateurs. Les entités représentant les radiodiffuseurs commerciaux œuvrent contre les stations de radio communautaires en, ne leur permettant pas d’être concurrentiels sur le marché publicitaire. L’État, à son tour, a été complice ou a négligé de telles situations, puisque, tout au long de l’histoire du pays, le Congrès national a été et est toujours composé de sénateurs et députés qui sont soit propriétaires de médias soit liés aux propriétaires de grands groupes de communication. D’autre part, les radios communautaires ne disposent pas de l’appui de législateurs et de professionnels du droit qualifiés pour traiter cette situation politique. Donc, ces facteurs entravent actuellement le développement de la radiodiffusion communautaire existante au Brésil et bloquent la création de nouvelles stations de radios communautaires[3].

Bibliographie

MAFFESOLI, Michel. Connaissance commune : Introduction à la compréhension de la sociologie. Porto Alegre : Sulinas, 2010. 295p.

Notes

[1] LACLAU, Ernesto & MOUFFE, Chantal. Hégémonie et stratégie socialiste : pour une politique démocratique radicale. São Paulo : Intermeios; Brasília, CNPQ, 2015. 286p.

[2] VÉRAS, Maura Pardini Bicudo. Les dimensions sociales des inégalités urbaines : les logements de la pauvreté, la ségrégation et l’altérité à São Paulo. Revue brésilienne de sociologie. Volume 04, numéro 07 : janvier-juin 2016. (pp. 175-210).

[3] Jury composé des Professeur Sayonara de Amorim Gonçalves Leal, Université de Brasilia – UNB ; Professeur Francisco Fonseca, Université Pontificale Catholique de São Paulo PUC-SP; Professeur Luiz Augusto de Paula Souza,Université Pontificale Catholique de São Paulo PUC-SP; Professeur Angélica Aparecida Tanus Benatti Alvim, Université Presbytérienne Mackenzie.

Pour citer cet article

Référence électronique

Edney MOTA ALMEIDA. « La détérioration des conditions sociales et du rôle de la radio communautaire : une analyse du processus de démocratisation de la communication, sous la direction du Professeur Maura PARDINI BICUDO Véras, Université Pontificale Catholique de São Paulo – PUC / SP – Brésil, le 23 Mars 2018. » RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019,  mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/deterioration-conditions-sociales/

Auteur

Edney MOTA ALMEIDA est Docteur en Sciences Sociales de l’Université Pontificale Catholique de São Paulo (PUC-SP), Brésil, où il est chercheur au NEPUR – Noyau des Études Urbaines et de la Recherche.

Courriel: edneymota@yahoo.com.br

Les frontières de la nuit radiophonique

Marine BECCARELLI[1] 

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Pour le géographe spécialiste du monde nocturne Luc Gwiazdzinski, la nuit constitue une frontière, précisément « la dernière frontière de la ville ». Avant l’invention de l’électricité, la nuit représentait une nette barrière physique, un monde d’obscurité contre lequel l’individu se heurtait. Depuis, malgré l’introduction puis la généralisation de la lumière électrique à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, cet espace-temps demeure retranché derrière une frontière sociale spatio-temporelle. La nuit reste le domaine de l’obscur, de l’invisibilité, voire de la transgression. Par extension, tandis que la journée correspond généralement à l’espace-temps de l’activité sociale, du travail et de la sphère publique, la nuit est le moment dévolu au sommeil, au repos et au repli dans la sphère privée. Elle est étroitement associée à l’intime et à l’imaginaire.

Cet article propose d’interroger le monde spécifique de la radio nocturne, de montrer en quoi cet espace a pu constituer une frontière dans le paysage médiatique français. Par radio nocturne, nous entendons l’espace-temps 23 heures – 5 heures du matin, même si ces limites ont pu varier au fil du temps.

La conquête progressive de la nuit par la radio, assimilée au dépassement d’une frontière, est d’abord analysée de manière chronologique, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années 1980. Un deuxième temps analyse la spécificité de la nuit radiophonique, en tant que territoire à part. Enfin, le dernier moment de cette réflexion s’intéresse à la re-matérialisation d’une frontière de la nuit radiophonique, depuis les années 1990.

Chronologie de la nuit comme frontière radiophonique

Depuis la création des stations de radio au début des années 1920 en France, la nuit représente une frontière radiophonique à conquérir durant une trentaine d’années.

Avant 1955 : la nuit « silence radio » 

Avant 1955, il n’y a en France aucune émission de radio après minuit, sauf durant la Seconde Guerre mondiale[2] ou à l’occasion des nuits de fêtes et de célébrations comme Noël et le jour de l’an. Durant les nuits ordinaires, les émetteurs cessent autour de minuit et les programmes s’arrêtent avec la diffusion de La Marseillaise[3].

Pour signifier la fin de la journée, les speakers invitent les auditeurs à aller se coucher, tandis que les chaînes de radio diffusent de la musique douce pour leurs programmes tardifs. Une émission du Poste Parisien de la fin des années 1940 s’intitule même Prélude aux rêves. Elle est diffusée entre minuit et minuit et quart, heure à laquelle se clôt l’antenne, et son titre explicite renvoie bien à cette idée d’une introduction à la rêverie, une préparation radiophonique au sommeil. L’une de ces émissions, diffusée en 1948, a été conservée. Au début du programme, la voix des animateurs, lisant des textes entre des morceaux de musique, est assez dynamique. À la fin, le ton a sensiblement changé, invitant clairement les auditeurs à rejoindre leur lit :

Charles Bassompierre : Le sommeil va clore vos paupières, un train siffle dans la nuit (bruitage d’un sifflement de train), et vous l’entendez faiblement à travers le mur de votre chambre… […] Il vous emporte dans le cahotement des roues.

Christiane Montels : Un train siffle et s’en va, bousculant l’air, les routes, l’espace, la nuit bleue et l’odeur des chemins. […] Il vous amène vers le pays que vous désirez connaître, dans un voyage dont on ne se lasse jamais, le pays des jolis rêves où l’on ne rencontre que des visages aimés, et des odeurs de vrai bonheur[4].

L’émission Prélude aux rêves matérialise donc clairement la frontière entre le jour et la nuit, entre la veille et le sommeil.

1955 : création de Route de nuit sur Paris Inter

Une nouvelle émission, intitulée Route de nuit, est lancée sur Paris Inter – ancêtre de France Inter –, en juin 1955. À l’initiative de Roland Dhordain, alors adjoint au service des reportages, l’antenne ne s’arrête plus à minuit et quart, mais se poursuit jusqu’à deux heures du matin. Cette nouvelle émission vise un objectif simple : accompagner les automobilistes et chauffeurs routiers dans leurs trajets nocturnes afin d’éviter qu’ils ne s’endorment au volant. C’est aussi une façon de se distinguer de la nouvelle station périphérique Europe n°1, lancée en avril 1955, qui bouleverse le paysage radiophonique de l’époque. Avec Route de nuit, la station publique Paris Inter crée l’événement : elle est la première radio française à dépasser quotidiennement la frontière de la nuit radiophonique.

Cette émission est créée dans un contexte de développement du trafic automobile et du transport routier en général, mais aussi au moment des débuts de la commercialisation des transistors qui révolutionnent les pratiques de l’écoute radiophonique, en l’individualisant.

L’émission, d’abord programmée de minuit à deux heures, diffuse de la musique et des informations routières. Suite à un plébiscite des auditeurs[5], elle se poursuit jusqu’au petit matin à partir de 1957. Paris-Inter, rebaptisée alors France I, fonctionne désormais en continu : la radio française 24 heures sur 24 est née. Le média radiophonique fait le tour de la nuit.

1965 : Création du Pop Club

En octobre 1965, France Inter[6] lance un nouveau programme tardif : Le Pop Club de José Artur, diffusé entre 22 heures et une heure du matin. Le principe de cette émission consiste à recevoir des personnalités de tous horizons à l’heure de la sortie des spectacles, et à diffuser les derniers disques pop, que les collaborateurs de José Artur[7] ramènent de Grande-Bretagne ou des États-Unis. Avec Le Pop Club, la radio de nuit ouvre ses portes aux auditeurs, elle devient un lieu du Paris nocturne, puisque le studio se situe dans le Bar Noir de la Maison de l’ORTF. L’émission se déroule dans une atmosphère festive, mondaine et détendue, des musiciens viennent jouer et chanter en direct.

L’émission connaît un succès et une longévité remarquables, puisqu’elle existera pendant quarante ans, jusqu’en 2005. L’animateur José Artur y invente un style d’interview, avec un ton bien à lui, provocateur et incisif. Dans Le Pop Club, il est aussi l’un des premiers à mélanger les genres[8].

Ce programme tardif ouvre la voie et influencera les autres stations de radio qui créent bientôt des programmes similaires, comme les émissions de Christian Barbier sur Europe n°1 (La Nuit est à nous, puis Barbier de nuit). Toutefois, Europe n°1 cesse encore ses programmes à deux heures du matin pendant de nombreuses années. En effet, les autres stations n’adopteront la diffusion 24 heures sur 24 qu’à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

1975 : apparition des émissions nocturnes interactives

En septembre 1975, le programme de Christian Barbier sur Europe 1 est supprimé pour laisser la place à une nouvelle émission, La Ligne Ouverte de Gonzague Saint Bris, chaque jour en direct entre minuit et une heure. Cette émission est directement inspirée des Open Lines qui existent aux États-Unis, dans lesquelles les auditeurs sont invités à téléphoner à la radio pour se confier à un docteur ou un animateur, poser des questions ou demander un conseil. En France, La Ligne Ouverte fait sensation. Un an et demi après la création de ce programme, le quotidien Le Monde lui consacre un article :

« Une voix, au loin, parle. C’est la nuit. Plus précisément, le cœur de la nuit. L’heure où les cœurs s’ouvrent pour se confier, pour écouter. La voix ? C’est celle d’une jeune fille, une étudiante, une ouvrière, une amoureuse, une malheureuse. C’est celle d’un homme, un marin, un P.D.G., un garçon de café, un alpiniste. Ces voix, toutes ces voix, qui viennent de France, de Suisse, de Belgique, d’Angleterre, d’Italie et qui, tous les soirs, pendant une heure, se confient, ce sont celles qu’on peut entendre sur Europe I, dans une émission qui s’appelle La Ligne ouverte. L’émission de Gonzague Saint-Bris. Tous les soirs, de minuit à une heure, G.S.-B. ouvre sa ligne pour écouter battre les cœurs de la nuit »[9].

Cette émission s’inscrit dans un contexte de développement d’un type de parole anonyme ou psychologique à la radio, dans la lignée des émissions de Ménie Grégoire sur RTL. Mais la diffusion nocturne de La Ligne ouverte apporte une autre dimension.

Ce programme inspire là encore les autres stations, en particulier France Inter, qui lance en avril 1977 Allô Macha, émission nocturne de confidence d’anonymes animée par la comédienne Macha Béranger. Ce programme durera vingt-neuf ans, et son animatrice deviendra une figure mythique, si ce n’est le symbole de la radio nocturne en France.

Avec ces émissions de parole nocturne, la nuit radiophonique a traversé une autre frontière, celle de l’intimité.

À partir de la fin des années 1970 : les radios pirates et leur influence sur les programmes de nuit

Depuis la Libération, un monopole national s’exerce sur les ondes radiophoniques françaises, interdisant officiellement les radios privées. Il existe toutefois des stations « périphériques » commerciales – RTL, Europe 1, Sud Radio, Radio Monte Carlo –, dont les émetteurs se situent hors des frontières nationales, et qui sont en réalité plus que tolérées par le gouvernement[10]. À la fin des années 1970, des mouvements de protestation envers le monopole se développent, qui se matérialisent sous la forme de radios illégales qui investissent les ondes en dépit de cette interdiction.

Ces stations pirates émettent souvent durant la nuit, pour plusieurs raisons. D’une part, les amateurs qui créent ces radios clandestines travaillent généralement durant la journée et s’adonnent à leurs activités radiophoniques pendant leur temps libre. D’autre part, émettre la nuit permet d’éviter les brouillages et les perquisitions. À Paris, par exemple, le brouillage cesse entre 23 heures et 7 heures du matin[11].

Peu à peu, de plus en plus de radios pirates investissent la nuit hertzienne. À la fin de l’année 1980, le phénomène ne passe pas inaperçu. Un journaliste de Libération décrit ce qu’il qualifie de « mur de la démocratie sonore » :

« La nuit, il se passe de drôles de choses. Alors que les lumières s’éteignent peu à peu et qu’apparaissent sur les écrans de télévision des myriades de petits points blancs hystériques, d’étranges dialogues se créent dans l’anonymat. Radios libres, réseaux téléphoniques, citizen-band, radio-amateurs envahissent le silence apparent des villes »[12].

En 1978, la radio pirate Radio Ivre voit le jour. Elle n’émet d’abord qu’une fois par semaine, les nuits de samedi à dimanche, installée sur la fréquence de FIP[13], avant d’émettre tous les soirs à partir de 21 heures. Selon l’expression de l’historien des radios libres Thierry Lefebvre, cette radio devient « un phare dans la nuit parisienne ». Elle s’installera même quelques mois dans les locaux de la boîte de nuit à la mode Le Palace.

En 1981, c’est la fin du monopole d’État de la radiodiffusion. Les radios libres autorisées se multiplient et influencent les stations traditionnelles, les encourageant notamment à émettre 24 heures sur 24. En 1985, France Culture est la dernière station à briser cette frontière de la nuit radiophonique à minuit, en créant le programme de rediffusion et de valorisation des archives de la station – Les Nuits de France Culture.

La nuit radiophonique, un territoire à part ?

La nuit radiophonique n’allait donc pas de soi. Au contraire, le temps nocturne a fait l’objet d’une conquête progressive par la radio. Cet espace-temps radiophonique, une fois conquis, s’est révélé en bien des points distincts du territoire diurne, si bien qu’on peut considérer la radio nocturne comme une zone d’extraterritorialité radiophonique.

Une typologie des programmes de nuit

En France, cinq grands types de programmes nocturnes se dégagent. Nous proposons de les présenter ici en donnant deux titres d’émissions emblématiques pour chaque genre radiophonique nocturne[14].

Les émissions d’accompagnement et de service
Route de Nuit, Paris Inter (1955- 1973)
Les Routiers sont sympas, Max Meynier, RTL (1972-1986)

Les programmes de création radiophonique et documentaire
Les Nuits du bout du monde, Stéphane Pizella, Chaîne nationale et Poste Parisien (années 1950 et 1960)
Les Nuits magnétiques, Alain Veinstein, France Culture (1978-1999)

Les interviews de personnalités, souvent dans un cadre festif
Le Pop Club, José Artur, France Inter (1965-2005)
La Nuit est à nous / Barbier de Nuit, Christian Barbier, Europe 1 (1968-1998)

Les émissions interactives donnant la parole à des auditeurs par le biais du téléphone
Ligne ouverte, Gonzague Saint-Bris, Europe 1 (1975-1980)
Allô Macha, Macha Béranger, France Inter (1977-2006)

Les émissions musicales spécialisées
Tempo, Frantz Priollet, France Inter (1982-1987) > musique jazz
Les Nocturnes, Georges Lang, RTL (depuis 1973) > musique américaine (rock, country, folk…)

Aucun de ces types de programmes n’est propre à la nuit, mais, parce qu’ils sont diffusés à ce moment du jour, ils possèdent tous ont une coloration particulière. Sans doute que la plus grande spécificité de la radio nocturne réside cependant dans les émissions de libre parole, d’interventions téléphoniques, parce qu’il se joue là quelque chose de l’ordre de l’intime et de la confidence, intrinsèquement lié à la nuit.

Caractéristiques de ces programmes nocturnes

La nuit, en dehors de flashs d’information toutes les heures, les programmes ne traitent pas ou peu de l’actualité. Il s’agit davantage d’émissions de divertissement, de musique, de création ou de dialogue téléphonique. C’est différent aux États-Unis ou en Angleterre où, sur la BBC 5 live, par exemple, l’auditeur noctambule peut écouter des programmes consacrés aux questions politiques ou d’actualité, dans lesquels des invités sont présents en studio, pour commenter les événements, comme dans n’importe quel programme de la journée.

En France, la nuit radiophonique laisse une grande place à l’intimité et à l’interactivité. Même dans les émissions qui ne donnent pas explicitement la parole aux auditeurs, l’interactivité existe, par exemple par le biais de jeux. Plus encore, cet espace-temps radiophonique permet une plus grande liberté de ton et de parole. Les plus jeunes auditeurs étant censés dormir, les instances successives de contrôle et de régulation de l’antenne ont toujours été plus conciliantes sur le terrain la nuit. Une émission comme Les Nuits magnétiques, sur France Culture à partir de 1978, détonne ainsi avec le reste de l’antenne la journée. On peut notamment y entendre des propos assez libérés sur la sexualité ou la drogue. À cette heure-là, il est en effet possible d’aborder des sujets différents, à la marge, et parfois transgressifs.

La radio nocturne constitue également le lieu idéal pour la découverte et la promotion d’artistes encore méconnus, les impératifs du « grand public » étant moins puissants à ces heures tardives. Ainsi José Artur reçoit-il dans son Pop Club des musiciens célèbres et des intellectuels, mais aussi de jeunes groupes de rock français méconnus.

Enfin, les émissions nocturnes sont parfois plus longues que les programmes de jour, à l’image des Choses de la nuit de Jean-Charles Aschero sur France Inter (1976-1996), une émission de quatre heures dans laquelle différentes rubriques s’enchaînent. Le rythme est par ailleurs généralement plus lent la nuit, moins contraint. Il est par exemple possible de diffuser des disques dont le format dépasse largement les standards radiophoniques. À l’inverse de la radio matinale où tout doit aller très vite, la radio nocturne constitue un moment radiophonique de respiration, durant lequel le temps semble s’étirer, voire se suspendre, un moment de transition situé dans l’entre-deux, entre hier et demain.

Les conditions de production de cette radio nocturne

Durant les heures nocturnes, il règne dans les studios de radio une convivialité particulière : le peu de personnes qui travaille là partagent différemment ce temps ensemble, installant des buffets en régie, organisant des dîners entre animateurs, assistants et techniciens, s’accompagnant, au sens premier du terme, dans la nuit[15]. De nombreux animateurs ont choisi la nuit comme une «profession de foi[16]», car c’est l’heure à laquelle ils se sentent le mieux, le moment radiophonique qui leur correspond. Au-delà de la plus grande liberté permise dans les contenus, un sentiment de liberté traverse les couloirs des stations vides. Les directeurs d’antenne ne sont pas dans les bureaux et peu souvent à l’écoute. La nuit radiophonique constitue ainsi une sorte de radio dans la radio.

Cet espace-temps constitue ainsi un laboratoire pour tester de nouvelles choses, parce qu’il y a moins d’enjeux. France Inter lance par exemple en 1982 l’émission Les Bleus de la nuit[17], banc d’essai nocturne donnant la possibilité à des jeunes gens désireux de s’essayer à la radio de proposer des émissions. Plus encore, les flashs de nuit constituent une sorte de passage obligé, de test ou de tremplin pour les aspirants journalistes.
La nuit, plus encore, c’est le lien entre les voix à l’antenne et les auditeurs qui se trouve renforcé.

La nuit radiophonique, le territoire des auditeurs ?

Si les auditeurs de la nuit sont évidemment beaucoup moins nombreux que ceux du jour, ils sont potentiellement plus attentifs aux programmes qu’ils écoutent, car davantage disponibles. José Artur affirmait même : « la journée la radio on l’entend, alors que la nuit on l’écoute[18] ». L’auditeur est en effet moins sollicité par l’extérieur : il est généralement seul, son téléphone ne sonne pas, autour de lui l’agitation du jour a fait place au calme de la nuit.

Certains des auditeurs sont à l’écoute car ils ont un réel besoin d’une présence, d’une compagnie nocturne, tandis que la nuit a tendance à exacerber les tensions et les angoisses. Ces auditeurs sont des insomniaques, des travailleurs de nuit, des prisonniers, des personnes malades ou âgées, des étudiants[19] … Pour eux, la radio nocturne permet parfois de combler un vide, elle est une radio de service.
Dans de nombreuses émissions nocturnes, les auditeurs sont invités à téléphoner pour s’exprimer à l’antenne, la nuit constituant ainsi un espace-temps où l’animateur et l’auditeur se rencontrent, où la frontière entre l’un et l’autre côté du poste tend à s’estomper. D’ailleurs, même lorsque les appels ne sont pas sollicités et ne font pas partie du dispositif de l’émission nocturne, ils affluent au standard des stations[20].

Le retour d’une frontière de la nuit radiophonique

La première moitié des années 1980 constitue en France une sorte d’âge d’or de la radio nocturne. Jusqu’ici, en effet, la radio n’a cessé de grignoter sur la nuit, afin de proposer sur quasiment toutes les stations des programmes variés en continu et en direct. À partir des années 1990, en revanche, on observe un retour progressif de la frontière radiophonique entre le jour et la nuit. En effet, les émissions nocturnes en direct tendent à disparaître, remplacées par des rediffusions ou des flux de musique automatique. Cette substitution du direct aux programmes « en boîte » s’effectue progressivement, jusqu’à la date symbolique de 2012, qui marque un coup d’arrêt à la notion de radio nocturne de service public. Cette année-là, France Inter cesse de produire des programmes de nuit spécifiques en direct entre une heure et cinq heures du matin, proposant, à la place, des rediffusions des émissions de la veille. Symboliquement, cette décision est de taille, puisque depuis 1955 et la création de Route de nuit sur Paris Inter, cette station n’avait jamais cessé d’être la radio du direct 24 heures sur 24, s’adressant jour et nuit à toutes les catégories de la population, avec des programmes originaux.

Aujourd’hui, la nuit est donc redevenue une frontière radiophonique, délimitant un territoire radiophonique enclos, globalement privé de voix et de direct.

Comment expliquer ce retour d’une frontière de la nuit radiophonique ?

Deux types de facteurs expliquent cette progressive désaffection de la radio nocturne française, d’ordre technique et économique.

Facteurs techniques

L’apparition de la télévision 24 heures sur 24 en France à la fin des années 1980 a contribué à faire perdre de l’importance à la radio nocturne. Depuis la radio n’est plus la seule compagne médiatique dont les gens de la nuit peuvent bénéficier, tandis que les atouts « visuels » de la télévision peuvent paraître plus attractifs. Depuis la fin des années 1980, cette diffusion en continu s’est répandue sur l’ensemble des chaînes TV, lesquelles n’ont d’ailleurs cessé de se multiplier. Par ailleurs, l’apparition d’Internet puis des podcasts au milieu des années 2000 a profondément transformé les habitudes des auditeurs. La radio à la carte permet à l’auditeur de choisir ses programmes en dehors du temps linéaire de la radio, et de s’extraire de la primauté du direct : il est par exemple désormais possible d’écouter durant la nuit des programmes de la journée.

Toutefois, une partie des auditeurs de nuit ne rechercheraient-ils pas avant tout une compagnie, une sorte de cohabitation de l’instant entre l’animatrice ou l’animateur et eux, ainsi que des programmes adaptés à une diffusion nocturne ? Par ailleurs, dans le cas des stations généralistes, n’y aurait-il pas justement une contradiction à rediffuser la nuit des émissions de la journée venant de s’écouler – programmes que l’auditeur pourrait réécouter à sa guise via les podcasts[21] ?

En dehors de ses utilisations liées la radio, Internet a permis de faire advenir de nouvelles compagnies, offrant des possibilités de dialogues nocturnes et instantanées. Mais si l’offre de moyens de communication n’a cessé de se développer, par le biais des téléphones portables et des différentes applications disponibles sur smartphones, cette société de la communication a-t-elle remplacé le rôle initialement rempli par cette radio de service ? Rien n’est moins sûr.

Facteurs économiques

Surtout, cette disparition de la radio nocturne en direct incombe au système d’économie concurrentielle dans lequel évolue désormais l’audiovisuel, y compris l’audiovisuel public. Suite à l’essoufflement des radios libres et au tournant commercial pris par une majorité d’entre elles après l’autorisation de la publicité sur leurs ondes en 1984, les programmes de nuit se retrouvent en effet largement appauvris. Les dirigeants des chaînes de radio, mus par des logiques de concurrence et un désir grandissant de corréler les coûts à l’audience, choisissent de sacrifier la nuit sur l’autel des économies budgétaires. De fait, la question de l’indice d’écoute des émissions de nuit a toujours été problématique.

En effet, si Médiamétrie procède à des sondages de la mesure d’audience radio 24 heures sur 24, cette société ne communique pas au public les résultats de la tranche « minuit-cinq heures du matin ». Ces cinq heures nocturnes quotidiennes ne sont donc pas prises en compte dans le comptage global de la mise en concurrence des stations. La radio nocturne constitue dès lors une frontière en termes de concurrence, un espace non économiquement rentable. Sur les radios commerciales, aucun spot publicitaire n’est généralement diffusé durant la nuit.

Que reste-t-il de la radio nocturne ?

Il reste aujourd’hui en France très peu d’émissions de radio nocturne spécifiques, les programmes originaux n’allant désormais généralement pas au-delà d’une heure du matin ou minuit sur les chaînes généralistes. Après la fin des émissions en direct sur France Inter, la station a proposé deux années de suite une « nuit blanche » exceptionnelle[22]. L’initiative, promise à l’origine comme un événement ponctuel amené à se reproduire, était présentée alors comme un « coup » éphémère, créant un « club » l’espace d’une seule nuit. La tenue d’une émission de radio nocturne en direct est ainsi devenue un événement qui relève de l’exceptionnel, autour duquel la radio communique dans les médias. Garder l’antenne toute la nuit semble désormais constituer une sorte d’exploit.

Sur RTL, Georges Lang a fêté ses 45 ans d’antenne en mai 2018. S’il proposait quotidiennement Les Nocturnes chaque nuit de semaine jusqu’à trois heures du matin depuis 1973, il n’anime plus que les nuits du week-end depuis la rentrée 2018.

Par ailleurs, certains éléments traditionnellement propres à la radio nocturne ne semblent pas près de disparaître, comme le dispositif du dialogue téléphonique nocturne. Alors qu’elle officiait chaque début de nuit de semaine sur Europe 1 depuis 1999 dans la Libre antenne, Caroline Dublanche a été débauchée par RTL à la rentrée de septembre 2018. Dans Près de vous, elle répond désormais aux appels des auditeurs de son ancienne station concurrente, chaque nuit de 22h30 à 1h30. Pour son arrivée, RTL a même choisi de prolonger l’émission une demi-heure de plus dans la nuit.

Dans un autre genre, les radios associatives sont parfois actives la nuit. Certaines proposent des nuits spéciales ponctuelles en direct, comme Radio Campus Paris ou Radio Grenouille à Marseille. D’autres, comme Radio Ici et maintenant, n’ont jamais cessé de proposer quotidiennement des émissions d’antenne libre dans lesquelles les auditeurs sont invités à téléphoner pour dialoguer avec les animateurs qui se relaient au micro chaque nuit. Enfin, France Culture continue de produire ses Nuits, conçues à base d’archives de la radio, chaque jour à partir de minuit.

Conclusion

La nuit est redevenue une frontière dans les grilles des programmes de radio, un territoire majoritairement délaissé par le direct et les programmes. La disparition des émissions de nuit en direct témoigne d’un désintérêt grandissant pour le monde de la nuit et les gens qui l’habitent. La radio des heures noires est redevenue une marge, un territoire inoccupé, alors que, paradoxalement, la nuit et la radio vont traditionnellement bien ensemble, ces deux « territoires » étant liés l’un et l’autre à l’intime et à l’imaginaire. Si « la nuit, l’oreille est comme un œil », comme l’écrit l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, la radio s’écoute d’autant mieux dans le noir.

D’ailleurs, la radio ne connaît par essence pas de frontière et les ondes radiophoniques se propagent d’autant plus loin lorsqu’il fait nuit. Dès les origines de la radiodiffusion au début du XXe siècle, des radioamateurs sans-filistes choisissaient le temps nocturne pour capter des voix en langue étrangère, des messages radiophoniques traversant librement les frontières.

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Notes

[1]  Ce texte est issu d’une communication donnée au colloque international « Les Frontières de la radio », le 5 juin 2015 à l’Université de Perpignan Via Domitia.

[2]   Aurélie Luneau, Radio Londres 1940-1944, Paris, Tempus, 2010.

[3]   « Indicatif de fin des émissions de la Radiodiffusion française, La Marseillaise par la garde républicaine », http://100ansderadio.free.fr/mp3-Archives40.html.

[4]   « La Nostalgie des gares et des trains », Prélude aux rêves, Poste Parisien, 9 avril 1948, Ina.

[5]   Jacques Meillant, « Les Hiboux de France-Inter « roulent » toute la nuit ! », Télérama, n°904, du 14 au 20 mai 1967.

[6]   Paris Inter a été renommée France Inter en 1963.

[7]   Pierre Lattès, Claude Villers, Patrice Blanc-Francard, ou encore Bernard Lenoir.

[8]   Marine Beccarelli, « Les entretiens d’écrivains dans Le Pop Club, L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) / 8 | 2018 / http://www.komodo21.fr

[9]   Marc Cholodenko, « Les confidences de G.S.-B. », Le Monde, 17/01/1977.

[10]   Denis Maréchal, « La Sofirad », in Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’Écho du siècle, Paris, Pluriel, 2001, pp.116-119.

[11] Denis Hautin-Guirault, « Pirates à visage ouvert », Le Monde, 23-24 novembre 1980.

[12] D.B., « Le mur de la démocratie sonore », Libération, 5 décembre 1980.

[13] Entretien avec Jean-Marc Keller, cofondateur de Radio Ivre, 19 avril 2013.

[14] Pour plus d’informations sur certaines de ces émissions, voir Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina, 2014.

Pour citer cet article

Référence électronique

Marine BECCARELLI. « Les frontières de la nuit radiophonique », RadioMorphoses, [En ligne], RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019,  mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/frontieres-de-nuit-radiophonique/

Auteure

Marine BECCARELLI est Docteure en Histoire contemporaine de l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.

La création associative : la radio du sensible. « L’ordre du jour » émission matinale d’écriture radiophonique

Lolita VOISIN

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La pratique du son, l’expérience sonore, pourraient se raconter à la manière d’un récit de vie, à la manière d’un parcours dont on ne maîtriserait aucun des croisements de routes. Aucune des intersections. Pour revenir sur une pratique radiophonique personnelle, naïve et novice, il faudrait dessiner le tracé en suivant ses détours ; c’est ainsi qu’apparaîtrait peut-être la forme de ce que l’on a fait, de ce que l’on a produit sans le délimiter, de ce qui est advenu sans qu’on l’ait imaginé.

Ma pratique radiophonique a croisé la route de deux organisations : une compagnie de spectacle vivant que j’ai fondée en 2010 pour porter un rêve d’itinérance radiophonique et de rencontres avec l’espace quotidien de la vie des gens[1], et une radio associative militante locale[2], dont j’ai poussé la porte du studio pour la première fois à la fin de l’hiver enneigé de 2013. Deux organisations collectives déjà. Et si mes premiers pas s’imaginaient dans la solitude des incertitudes et des doutes, à tenter de faire exister des désirs individuels, c’est déjà dans l’atmosphère de ces collectifs que les choses prenaient forme et qu’un léger chemin, à peine quelques herbes coupées, commençait à se dessiner.

Huit ans plus tard, au détour d’une réflexion autour de la création sonore dans les radios associatives[3], nous prenons la parole pour dessiner les lignes d’une pratique nécessairement protéiforme et inventive, sans cesse en train de se construire. À partir de ce constat : il ne nous est jamais demandé de définir la matière sonore qui naît de jour en jour. Pourtant, on peut décrire une saison d’une émission matinale diffusée les lundis à l’aube, à l’heure où la nuit se change en jour ; et raconter, à partir de cette expérience, l’évolution d’une écriture radiophonique sur le fil, en direct sur l’antenne, seule en studio, dans le temps mystérieux des matins qui se lèvent et se lèveront toujours.

En cinq chapitres, L’ordre du jour s’est levé à l’aube, d’octobre 2017 à mai 2018, dans le studio désert d’une radio associative locale, à Blois.

Chapitre 1 – Le goût du matin (été)

Cela commence toujours par une idée, le nom viendra plus tard. C’est l’été. L’heure de toutes les prospectives. Avec Guillaume Legret, directeur de Studio Zef, nous prenons le camion de la radio pour aller visiter d’autres radios associatives, pour élargir notre angle de vue et imaginer ce que notre station doit encore devenir. Je rencontre Mélissa Plet-Wyckhuyse dans les locaux de Radio Campus Tours, qui me rappelle la richesse de l’humilité dans notre pratique de la radio ; nous y partageons nos expériences et nos compétences techniques quasi nulles. Cela redonne confiance : elle suit le même chemin. Nous traversons le centre de la France, atteignons Limoges, le quartier Beaubreuil, le parvis de la tour, le sommet de la tour et là, le studio de Beaub FM. Je me souviens d’une phrase en particulier du directeur de cette radio perchée : « Ce n’est pas grave, nous sommes des gens qui parlons à des gens, et ce n’est pas grave ». Il nous rappelle qu’une radio associative vit du direct, plus de 7h par jour sur Beaub FM. Sur la route du retour, le long des glissières de sécurité, l’enthousiasme augmente en même temps que l’idée d’une nouvelle émission. Une matinale. Moi qui ne suis pas du tout du matin. Je prendrais l’antenne quand la nuit est encore noire et ne la rendrais qu’une fois le jour levé. Une émission de radio qui dépendrait de la terre qui tourne. Il faudra ne jamais commencer à la même heure.

L’image peine à se construire. Dans le désert du petit matin, j’imagine raconter à l’antenne l’intemporalité d’une table de cuisine, l’ambiance populaire d’une solitude ménagère. Sur la table, un café fumant, un journal, une vieille carte postale, des livres qui s’entassent… J’imagine dessiner cette table à travers des chroniques, une lecture au hasard, la présentation d’un journal ou d’une revue indépendante, la lecture d’une ancienne carte postale, un son venu de la nuit… mais toujours pas de nom d’émission. Il faudrait qu’il soit futile et quotidien, qu’il évoque également la solitude du matin, l’heure imperceptible où tout change. La veille de la première, le nom surgit, certain : ce sera L’ordre du jour.

Seule, entrer dans le studio, passer toutes les portes, allumer la lampe de chevet au-dessus de la table de mixage ; il fait nuit, les auditeurs dorment encore j’en suis sûre, comment pourrait-il en être autrement. Placer la voix émue, qui sera celle de l’aube ; l’émission commence :

« Imaginez la scène. Une odeur de café brûlant, la brume des rêves qui s’estompe, les couleurs qui changent, c’est L’ordre du jour qui commence. »

Chapitre 2 – Le goût des autres (automne)

La première passée, il faut affirmer le ton et l’écriture. Tenir les chroniques sur le long terme. Trouver la voix juste. Retenir les auditeurs dans leur sommeil, dans leurs pensées solitaires, dans la protection de leur voiture et de leur petit matin. Les faire passer de la nuit au jour. Trouver la voix qui leur parlera dans ce moment personnel, presque intime, du changement de la nuit, sauvage, en jour, domestique. Les essais s’enchaînent autant que les semaines. Les lectures, brutes, me plaisent ; je reconnais le grain de ma voix, il est différent à chaque fois, amplifié par le micro, je m’écoute autant que je lis. Je commence toujours l’émission par la lecture, il fait encore nuit, c’est un moment que j’aime beaucoup, presque parfait. J’aime aussi les ambiances nocturnes que je cherche dans mes vieux enregistrements : un livreur de journaux, le cauchemar des enfants, des bruits de ville. Je me plais à trouver quelques morceaux de musique qui devraient amplifier les messages secrets que je tiens bien cachés.

Mais je me sens seule dans le studio. Je suis trop bavarde parfois, je sens que je perds la poésie du moment dans les longues descriptions des journaux, je sens que je me répète sans étonnement. Je reçois les premiers retours. Ils sont confus et bienveillants, certains s’impliquent un peu plus que d’autres. Je sens la frontière entre eux et moi devenir papier : pourquoi ne seraient-ils pas avec moi, dans ce studio ?

Lentement, l’idée traverse. Ouvrir plus larges les vues autour de moi et commander des sons, m’entourer de chroniqueurs invisibles, en respectant leur distance, leur peu d’histoire du côté du micro, leur goût, leur qualité. Celui-ci a une voix de crooner et arpente Paris en scooter, ce serait comme cela que je le dessinerais : je lui commande des descriptions de rue depuis son deux-roues, personnage de l’histoire. Celle-ci s’émerveille d’un rien et vit tout en modestie, je l’ai quittée l’été dernier. Elle est à Bristol : je lui commande un journal de son exil en Angleterre. Lui va au cinéma comme il respire, et ceci depuis son adolescence, quand il collait ses tickets de cinéma dans des carnets très épais : je lui commande une chronique cinématographique. Lui, passe ses soirées sur YouTube et s’entourent de sons perdus et retrouvés par algorithme : je lui commande des instants web spontanés. Lui, décrit les villes à partir de leur histoire, il connaît les traces du temps, nous aimons les lieux, nous nous envoyons des cartes postales : nous pourrons les lire mutuellement, dans un ton un peu guindé, et nous commencerons toujours par « Je t’envoie ce que je vois de ma fenêtre… ». Lui, restaure sa maison, je lui commande des chroniques de chantier. Lui, exhume des textes d’hommes morts, il les lira au présent.

Miracle, les premiers sons arrivent. Samedi, dimanche, la récolte commence. Ils sont légers, enregistrés avec leur téléphone, ils jouent le jeu, interprètent mes dires, proposent des choses dont je tiens l’éphémère dans mon ordinateur. Après un peu de montage pour nettoyer ou raccourcir certaines propositions, je n’ose rien toucher : j’organise la matinale en pistes successives qui seront lancées les unes après les autres. Les dimanches soir ressemblent à des nuits blanches. Il y a toujours un moment de panique, puis, quelques minutes de montage plus tard, une joie intense, une émotion très physique, celle du moment où l’on se sent prêt. Il ne reste plus qu’à attendre le lever du jour.

Je ne suis plus seule dans le studio. L’émission est collective, je dois raconter qui sont ces nouvelles voix, j’écris quelques phrases pour accompagner leur passage respectif et je fais attention à l’ordre des choses. C’est encore très brut, les changements de pistes sont assez agressifs. Mais je me sens bien entourée. Je me sens plus forte pour affronter le matin et la lumière qui vient.

 Voix féminine 1 – Vous êtes toujours en direct sur Studio Zef, d’autres voix me sont arrivées ; depuis son scooter, il regarde le monde, c’est Ben, à Paris.

Ouverture d’une ambiance de rue, bruit de moteur.

Voix masculine 1 – Place des Victoires, dimanche soir, 18h30, personne. Kenzo, Gérard Darel, les Petites, Tagata, Pronomias, la Maison Sarah Lavoine, Agence immobilière, Zadig et Voltaire, Zénia, Chipos ou Cripos ou Cripoisse, Victoires… Tout est fermé. Quelques lumières éclairées. Louis XVIII brille au milieu, je rentre.[4]

Chapitre 3 – Les traces de son passage (hiver)

Parmi les sons que l’on m’envoie, les voix et les descriptions se mêlent souvent au bruit d’ambiance. Petit à petit, certains s’aventurent dans la prise de son brut : souterrains de métro, ambiances urbaines, cloches et festivals. Ils partagent les traces de leurs passages dans des lieux que je ne verrai jamais. Par la prise de son, ils tiennent leur quotidien entre des mains timides, parfois malhabiles, mais précieuses et décidées. Par des téléphones portables et leurs micros discrets, ils captent, compilent, multiplient. Certains m’envoient un son, très choisi. D’autres m’en envoient une liste. D’autres encore, ne sachant que choisir, m’envoient plusieurs propositions, parfois très longues.

Certains dimanches soir, je dois monter plusieurs sons envoyés par la même personne : par ma voix, j’essaie de restituer une histoire, telle que je l’imagine. Je reçois tout par mail, je n’échange jamais avec ces contributeurs invisibles sur le sens de leur prise de son. Ils me la livrent, je commence à la transformer, par les marges ou par les centres, je coupe, je parle à l’antenne par-dessus ces bruits venus d’ailleurs, je recompose. Je n’ai plus la gêne du début à modifier ce qu’ils me proposent. Il me semble que c’est réciproque : je reçois de plus en plus de choses qui sortent largement des cadres définis au départ. Des pleurs nocturnes d’enfants et des lectures d’insomnie au lieu des chroniques de chantier par exemple. Certains affirment leur voix et se lancent dans des descriptions des lieux traversés et des gens rencontrés, accompagnent l’auditeur et assument le partage exhaustif, par le son et par l’impression, de ce qu’ils vivent.

La nuit du premier janvier est un lundi. Que faire de cette nuit blanche ? Ce soir-là, je décide de réaliser L’ordre du jour de minuit jusqu’à l’aube. Un long direct, plus de huit heures trente. Mon père me prépare une playlist : un morceau de musique par année de sa vie, des musiques qui prennent la forme d’un journal intime, depuis ses 10 ans et ses premiers souvenirs musicaux : depuis 1966, nous allons vers 2017 à mesure que le jour se lève. Dans le noir épais de cette nuit où les noctambules, les insomniaques et les travailleurs de nuit tournent en rond dans la ville, je me sens libre d’essayer de nouvelles formes, plus intimes, plus mystérieuses, sons et lectures mêlées, carnets d’amour et archives personnelles. La totalité de la nuit noire emporte ces essais radiophoniques qui ne seront jamais fixés sur un podcast, disparaîtront immédiatement ; reste l’impression : il faut que la radio parle exactement en même temps que l’instant et le ciel — je regarde souvent par la fenêtre du studio, nuit et jour.

Voix féminine 1 – et un autre son venu de Bristol, c’est Albane qui quitte l’Angleterre très tôt ce matin et conte les rivages des gares routières.

Ouverture d’une ambiance de gare, les sons résonnent haut dans l’architecture, bruit de bas, quelques frottements, la main certainement sur le micro du téléphone.

Voix féminine 2 – Salut L’ordre du jour, aujourd’hui, ce sera un voyage à travers la Manche par le bus, du coup je suis dans la gare de Victoria Station, à Londres, après avoir fait deux heures de train depuis Bath. Dans trente minutes, je vais embarquer dans un bus… hmm, c’est très glauque mais c’est spécial, plein de valises partout, de grands tableaux avec des horaires de bus qui vont partout, partout partout en Europe, de l’Écosse, des Pays de Galles, en Hollande, en Pologne, enfin bref… du coup, c’est une atmosphère assez particulière, je me demande toujours comment les chauffeurs de bus font pour travailler, pour faire ce travail. Un travail nocturne, qui dérange personne, qui emmène des gens qui vont dormir pendant tout un trajet… On entend le début d’une annonce de gare.

Chapitre 4 – Laisser venir les imaginaires (printemps)

Et puis, les chroniques s’estompent, c’est maintenant à moi de mener l’histoire, davantage qu’à eux de la dessiner de leurs enregistrements. Peu à peu disparaît la construction d’un propos qui serait tenu de part en part. Les sons que je reçois m’étonnent. Je me demande d’où partent ces collaborateurs, d’où arrivent leurs désirs d’enregistrement. Ils n’ont pas d’expérience radiophonique ni d’expérience sonore, et pourtant il y a tant à dire à partir de ce qu’ils m’envoient. Je me demande comment ils se placent, entre réalité et fiction, à se donner ainsi. Quel jeu de rôle, quel théâtre invisible sont-ils en train de jouer ?

Parfois, je me demande où ils s’inspirent, peut-être à se découvrir les uns les autres quand ils écoutent l’émission. Pour la plupart, ils ne se connaissent pas, pas tout à fait. Je donne quelques conseils, quelques directions, aux plus incertains de la bande. Mais de plus en plus, je ne dis rien, j’envoie un SMS que je copie pour un autre (« Un son pour lundi ? »). J’ai l’impression que chacun s’amplifie des autres, alors qu’ils ne se rencontrent jamais. Peut-être se soutiennent-ils inconsciemment. C’est drôle, moi qui ai toujours peur avant de prendre le direct, leur certitude me rassure et j’ai hâte de l’aube des lundis désormais différents, hâte de faire entendre leurs propositions, d’en faire une poésie éphémère, presque anonyme.

Certainement parce que nous n’avons aucune formation à la prise de son, à la création sonore, parce que nous n’avons ainsi aucun formatage, ces créations, qui naissent dans l’urgence de la vie quotidienne, ne sont pas balisées par des temps de tournage et par des moyens techniques préparés. C’est une radio brute, où la technique est au service de l’écoute, d’une perception. C’est une radio urgente, qui ne s’accommoderait pas de multiples prises de son. Ainsi, j’ai parfois l’impression de recevoir des souffles, des errances, à la fois dans les paysages et dans les récits intérieurs. Une sorte de mélopée, non préparée, non écrite, qui se joue en une prise, volontairement solitaire, qui se livre en entier, et m’arrive ainsi. J’aime d’ailleurs les sons de coupe à l’entrée et au sortir de ces enregistrements, je décide parfois de les garder à l’antenne, comme pour transmettre ce temps immédiat, cette urgence du quotidien coutumier, qui deviendrait extraordinaire par ce seul geste de la captation.

Cette tentative de l’écoute, je ne pensais pas qu’elle se transmettait si facilement. Bientôt je reçois des sons du frère de l’un des premiers participants. Il écoutait L’ordre du jour sur le chantier de son frère, le voilà parti en voyage en Équateur, et de là-bas, il s’enregistre dans les montagnes avec un compère, ils décrivent dans de très grands paysages ce qu’ils voient de leur voyage et m’envoient spontanément leurs enregistrements. Leur monologue à deux voix est parfait, les voix sont claires, posées, les silences arrivent au bon moment, le paysage s’invite dans leurs yeux qui s’invitent à l’antenne : il y a une grande poésie à les faire entendre depuis le studio, qui devient immense. Il rentre finalement de voyage, et laisse ce compère continuer sa route dans les très grandes montagnes de l’autre côté de l’océan. Cet homme seul parcourt l’Amérique, il a un Smartphone certainement. Je ne le connais pas, et bientôt, je reçois pour la matinale des sons de cet inconnu, de longs monologues poétiques jetés d’un souffle dans des ambiances de grand air, dans des volumes de marche, dans des mouvements de pensées intimes. J’ai parfois l’impression qu’il me livre le sentiment d’une vie entière. Ces petits éclats intérieurs d’un inconnu, je les sculpte à peine, je taille la surface pour amplifier le rythme, je ménage ses propres répétitions, ses propres incantations, pour en livrer la fragilité et ce grand don, quelques lundis matin privilégiés. Une fois, il m’envoie un enregistrement de trente minutes, sans un mot et cet enregistrement commence par cette question : « pourquoi parler à son téléphone alors que je n’ai rien à dire ? » ; à travers l’hésitation même de la posture de l’enregistrement et de ces descriptions à la fois extérieures et intérieures, il livre la distance de cette écriture vaine et totale, il questionne l’exercice de livrer sa vie éphémère sur des ondes qui toucheront d’autres inconnus, de manière très éphémère également. Je garde longtemps cet enregistrement, ne sachant qu’en faire, et un dimanche, je décide d’emplir entièrement la matinale de ce monologue si fragile[5]. C’est la première fois que je fais tant de montage pour amplifier ses dires, et la matinale se renverse, il devient la voix principale et ouvre la possibilité d’un récit plus mystérieux.

Émission après émission, semaine après semaine, il me semble que leur manière d’écouter le réel, de capter le furtif, se fait plus fine, comme s’ils vivaient un apprentissage de l’écoute. Je leur fais peu de retours, ils découvrent le lundi matin ce que j’ai fabriqué de leurs propositions, ils ne savent pas ce que les autres enverront, qui sera présent dans cette matinale, quelle voix croisera la leur. Notre positionnement est collectif, souterrain : en toute humilité, nous pourrions d’une part réduire l’espace de notre propre monde intime en le livrant pudiquement, et d’autre part augmenter mystérieusement notre territoire, reliant les paysages, les errances, les regards, par le collage d’impressions étrangères rassemblées en un moment unique, le lundi matin, entre chien et loup.

Mois après mois, les envois restent réguliers, ils écrivent leur histoire, une histoire avec du bruit, cette matinale prend la forme d’un soutien à la vie quotidienne, et mon rôle consiste de plus en plus à exposer les artifices du dispositif radiophonique.

Voix féminine 1 – Et ce matin, tout sera affaire de monologue. La nuit enveloppe comme une neige sèche celui qui ne dort pas. Il est sorti. Cette nuit encore. Il rôde. Il se déplace, se tapit selon la température de l’air. Il voit dans la nuit.

Pièce sonore – errance dans la ville au rythme des pas de celui qui erre, description par une voix masculine des inconnus en silhouettes qui marchent à la même heure dans la même rue. La pièce se termine par les sifflements des trains près d’une gare de triage, longs sons aigus qui se terminent dans l’épaisseur de la nuit.

Voix féminine 1 – Il prend la route comme on prend une occasion. Il la saisit, et il dit ce qu’il en pense. Il dit. On avait entendu Quentin alors qu’il traversait à pied les hautes montagnes, celles qui se dressent derrière l’océan. Il est revenu.

Il est garé dans la zone industrielle. Là où les lampadaires n’éclairent plus personne. C’est la nuit, les trottoirs sont recouverts d’herbe depuis longtemps, on se demande si quelqu’un les a déjà foulés, ces trottoirs… Seul dans son camion, lui-même seul garé le long d’une route dépeuplée, il entame un long monologue. C’est ce que je disais, ce matin, tout est affaire de monologue.

Voix masculine 2 –Et voilà, donc là c’est le mille-et-unième enregistrement ce soir, oh pourquoi ça vibre… parce que ouais ça fait trois heures que je m’enregistre et je sais jamais quoi dire, et en plus je ne suis jamais satisfait des trucs que je trouve à dire quand j’en trouve, euh… voilà, là je suis dans mon camion, j’me fais chier donc je parle à mon téléphone, ce qui est complètement, oh la la, où va le monde, où va le monde. J’ai travaillé toute la semaine au bureau, et là c’est le week-end, je suis à dix mètres du bureau… comme quoi je vis dans un camion, je suis mobile et puis j’ai l’impression d’être encore plus accroché à une localité qu’avant. Ouais. Qu’est-ce que je peux dire sinon… Oui ben fallait que j’enregistre quelque chose, mais je me suis rendu compte que j’avais rien à dire et ça m’a énervé, parce que j’étais vagabond sur les routes et tous les jours j’avais des trucs à dire, parce que c’est la vie de vagabond, en fait, il se passe tout le temps quelque chose, on sait jamais ce qu’il va se passer le lendemain, de même quand il se passe rien, c’est comme s’il s’était passé quelque chose… alors qu’en société, de toute façon, on sait toujours ce qu’il va se passer le lendemain, tout est planifié, tout est toujours pareil, donc heu… ben effectivement, j’ai pas de surprises, et puis y’a rien à dire… Mais voilà du coup ça m’énerve d’avoir rien à dire parce qu’au final je ne me sens pas forcément moins heureux que quand j’étais vagabond ou moins inspiré mais pourtant, j’ai rien à dire.[6]

Chapitre 5 – L’écriture à l’envers

Peut-être parce qu’ils sont novices, premiers, primitifs presque dans leur captation du réel ou de l’émotion. Peut-être parce que le temps est toujours très court, l’enregistrement brut, capturé, spontané. Peut-être parce qu’ils me font confiance pour transformer ce qu’ils vivent. Prime l’histoire, et les enregistrements agissent quand je les reçois comme une matière brute, comme un matériau à sculpter. J’ai souvent très peu de temps, un dimanche soir, une seule nuit. Je n’ai jamais aimé les dimanches soir, et voilà qu’ils sont pleins maintenant de ces éclats de voix et de bruit dans la maison, le jardin, voilà qu’ils explosent dans ma tête, dans l’escalier, sur le tapis, tous éclatés, trop nombreux, trop longs ; et lentement, dans la puissance de la solitude, je vais patiemment sculpter ce matériau invisible, composer l’histoire, chercher la musique, les paroles, assembler les personnages.

Tout à la fin, quand les fichiers sont bien rangés dans le dossier numérique qui porte le nom du lendemain matin, je prends mon cahier et j’écris. J’écris les mots qui viendront diriger l’histoire collective de ces inconnus-là, de ces poètes ordinaires. Je les réciterai demain, en trouvant la meilleure voix, en m’appuyant sur certaines ambiances de villes qui porteront mes écritures – ne plus jamais lire à blanc. Il faudra que l’émission tienne dans un seul souffle, celui, ténu, du petit matin. Il faudra que l’image radiophonique se transforme à mesure que le jour se lève, et prenne la lumière.

Dernièrement, c’est presque devenu un jeu. Je reçois les enregistrements, je les écoute le dimanche, et pendant la journée, je commence à imaginer un thème, une leçon, un état d’esprit, une démonstration. Par exemple, je pourrais annoncer en début d’émission « Et ce matin, on hésite », ou « Ce matin, nous vieillissons » ou encore « Ce matin, il faudrait se tourner vers le bord du monde ». Je m’appuie sur un son en particulier et mon état d’esprit présent, pour choisir le sens de l’histoire. Cachée derrière les sons des autres, je me livre toute entière. Ensuite, tout prend un sens. Je choisis la lecture en fonction de cette idée, je choisis et je tourne les enregistrements de manière à ce qu’ils se répondent, je détermine quelques morceaux de musique qui, par leurs rythmes, mais surtout par leurs mots, amplifieront l’histoire globale. L’excitation augmente, la liste de lecture est presque terminée, encore un peu de montage ici, superposons déjà cette musique à cette ambiance, ce sera plus fluide à l’antenne, il ne faudra pas que j’oublie de parler juste à cette intersection-là, sur le bruit des pas qui descendent, j’ai quinze secondes, je m’entraîne, ces deux phrases tiendront dans ces quinze secondes, certainement. Nous sommes dimanche soir, déjà presque lundi, il est souvent minuit quand je commence à écrire dans mes cahiers ce que transmettra ma voix. C’est comme un lissage. Par le grain de la voix, par l’explicitation de l’idée, par la contextualisation des sons, il faudra que je rende l’auditeur complice du poème qui s’impose doucement, il faudra trouver le bon rythme, penser à la langue, ses répétitions, ses détours, ses respirations – écrire à voix haute ; je me souviens souvent des poèmes de Prévert que je lisais avec gourmandise adolescente, et les mots s’impriment sur le cahier. Les musiques s’intercalent, souvent comme choix final : tout est prêt, il est deux ou trois heures du matin, et alors, la semaine s’ouvre entièrement. Dans quelques heures, selon la saison, je serai dans le studio désert, à regarder le ciel et à prendre le direct.

Alors, la matinale entre dans un champ mystérieux : elle ouvre l’espace entre une intimité (la mienne et celle de ceux qui m’ont confié leurs sons) et sa confrontation avec les autres, les auditeurs, avec le monde. Par l’agencement des plans sonores, la distance matérielle rejoint la distance émotionnelle. Je tente d’organiser chaque lundi matin la vérité des enregistrements de chacun pour en dessiner une fiction collective, sorte de lent poème au sortir de la nuit, lorsque de soi-même on sort rejoindre le monde qui n’en finit plus de tourner.

Carnet.Notes

Figure 1 – Carnets de notes de préparation de L’ordre du jour.

Conclusion

L’expérience radiophonique de L’ordre du jour, expérience dans le temps long d’une année entière, à raison d’un direct par semaine et dans le mystère de l’aube, tient à cette création instantanée, cette écriture qui ne vient que dans les propositions sonores d’étrangers. Je découvre d’autres manières d’entendre, de capter, de vivre et, à partir de cela, dans l’urgence d’une seule nuit blanche, dans la veille d’une nouvelle semaine, il faut composer une histoire qui soit à la hauteur de chacun, de ces multiplicités d’écoute. À la hauteur d’une histoire collective qui naîtrait spontanément, dans mes cahiers, au regard de ces sons divers assemblés.

 Il y a maintenant, après plus de huit mois d’expérience, une sorte de certitude. Arrivée l’heure fatidique du passage entre le dimanche et le lundi, une sorte de miracle se produira. L’assemblage prendra, se formera, se dessinera ; j’avance dans l’écriture de chaque matinale avec cette évidence. J’affinerai les passages, les lieux, les instants ; je sculpterai cette histoire commune, faite de nostalgie du futur et d’associations d’idées ; je respecterai le goût des autres pour écrire une sorte de poème intime dans un présent fait de réel, un hymne à « ces chers invisibles » de Walter Benjamin, ces auditeurs qui recevront dans leur petit matin une voix sans corps, la mienne, qui assemblera la voix des autres, et qu’ils accueilleront « comme un hôte[7] ».

Notes

[1] La compagnie Jean et Faustin à Suèvres, compagnie de spectacle vivant www.jean-et-faustin.eu

[2] La radio associative Studio Zef à Blois, outil de l’Union Régionale de l’Office Central de la Coopération à l’École (UR OCCE Centre) www.studiozef.fr

[3]Conférence au festival Longueur d’Ondes 2018 à Brest, à partir d’une discussion entre Lolita Voisin et Mélissa Plet-Wyckhuys chargée d’antenne sur Radio Campus Tours, réalisatrice de l’émission « Le Dahu » et d’ateliers radio, conférence animée par Guillaume Legret directeur de Studio Zef, radio associative de Blois.
http://www.studiozef.fr/non-classe/creation-associative-la-radio-du-sensible/

[4] Extraits de « L’ordre du jour » – Lolita Voisin – Émission matinale diffusée sur Studio Zef – durée 00 :30 :00 – saison 2017-2018

[5] http://www.studiozef.fr/lordre-du-jour/lordre-du-jour-5-mars/

[6] Extraits de « L’ordre du jour » 5 mars 2018 de Lolita Voisin – Émission matinale diffusée sur Studio Zef – durée 00 :30 :00 – saison 2017-2018.

[7] Walter Benjamin, Écrits radiophoniques, 2014 [1930],  Allia.

Pour citer cet article

Référence électronique

Lolita VOISIN, « La création associative : la radio du sensible. L’ordre du jour émission matinale d’écriture radiophonique », RadioMorphoses, [En Ligne], n° 4 – 2019, mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/creation-associative-radio-sensible/

Auteure

Lolita VOISIN réalise des créations sonores, des émissions de radio et participe à des occupations sonores de l’espace privé et public, au sein de la radio associative Studio Zef. Elle travaille à l’école de la nature et du paysage de Blois.

Couriel

lolita.voisin@gmail.com

Les Passagers de la Nuit de France Culture, dispositif collectif d’invention radiophonique

Thomas BAUMGARTNER

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L’émission Les Passagers de la Nuit a duré deux saisons sur France Culture. 2009-2010, du lundi au vendredi de 23h à 23h50, puis 2010-2011, du lundi au vendredi de 23h à 23h30.

En parler dans une publication dédiée aux nouvelles écritures est intéressant dans la mesure où l’émission se situe, dans sa période d’existence autant que dans ses différentes contraintes de production, dans une position hybride. Nouvelles, ses écritures l’étaient-elles tant que ça ? Quels étaient ses héritages ? Quelles ruptures a-t-elle pu promettre ? Je ne pourrai tenter de répondre que de mon point de vue, celui du « producteur coordinateur », comme dit la nomenclature interne aux programmes de France Culture. La position est à la fois privilégiée pour aborder la question, et dans le même temps sans doute trop proche de son centre de gravité pour espérer une vision pondérée.

Émission collective, réunissant une quarantaine de pigistes sur une année, accompagnés par cinq « chargé(e)s de réalisation », tous dédiés à la création radio, Les Passagers de la Nuit aurait pu s’appeler « Le Grand Abat-jour » ou « MishMash » (« mélange », « pot-pourri », « méli-mélo », « bazar »… en Allemand et en Anglais, ce qui n’est pas loin du « Grand mix » de Nova où j’exerçais au moment de la commande du présent texte, on n’en sort décidément pas). Cependant, la direction de France Culture souhaitait qu’il y ait le mot « nuit » dans le titre, pour inscrire clairement l’émission dans la continuité des émissions de création comme Surpris par la Nuit (coordonnée par Alain Veinstein, celle-ci venait d’être supprimée et, au moins symboliquement, nous lui succédions), Les Nuits magnétiques, Clair de Nuit, De la nuit…

Le « format court » comme point de départ

La commande de la direction de France Culture, à la tête de laquelle se trouvait à l’époque Bruno Patino (aujourd’hui directeur éditorial d’Arte), était la suivante, au mois de juin 2009 : imaginer une nouvelle émission de création de « format court ». Ceci respecté, tout le reste était ouvert.

Je me dis que Bruno Patino avait déjà dans l’idée la dissémination de ces formats sur les réseaux. On ne parlait pas alors (autant) des podcasts à l’américaine (This American Life, The Truth, The Moth, Snap Judgement, 99% Invisible…) dont l’influence se ferait sentir quelques années plus tard sur une partie du monde radiophonique français. Mais le succès d’Arte Radio était déjà là, dont la durée des éléments sonores élaborés était alors sensiblement inférieure à la production moyenne des émissions des stations hertziennes. Le format court pouvait donner, à juste titre, l’impression d’une certaine modernité.

Pour autant, j’ai découvert rapidement que la forme radiophonique élaborée courte avait déjà existé entre 1999 et 2002 sur France Culture, avec la série Résonances. Il s’agissait de paysages sonores, des montages poétiques… Certaines de ces Résonances ont beaucoup servi dans la première saison des Passagers de la Nuit, rediffusées aussi intelligemment que possible tout en permettant de remplir les premières émissions, fabriquées en fin d’été 2009 pour une diffusion à partir de la fin août.

La forme de l’émission

Que ce soit sur 50 ou 30 minutes, chaque émission des Passagers de la Nuit avait une forme complète. Dans ce sens où, malgré le côté composite des « menus » proposés chaque soir (trois, quatre, cinq productions différentes parfois), le souci de cohérence et de fluidité était central. Chaque émission avait une écriture sonore et musicale (défendue par le/la chargé(e) de réalisation qui en avait la responsabilité), les textes des micros de présentation et de transition étaient pensés pour créer du lien entre les éléments, un jeu de personnages (femme et homme, interprétés par Marie Surel et moi-même). J’écrivais les textes le mercredi matin, tous assez courts. Il s’agissait non de « lancer » les éléments qui faisaient le menu de l’émission, mais de donner une cohérence de ton, une assise esthétique : « décalée », onirique, fantastique parfois. L’heure de diffusion était 23h, la nuit était bien là, le sommeil parfois aussi, on accompagnait donc la vie des auditeurs de la toute fin de journée. Marie Surel possède une voix singulière, volontiers en suspend, qui en faisait l’actrice idéale de ces textes de quelques lignes à chaque fois. Nous pouvions agir en dialogues aussi, créant un binôme incertain, ni frère et sœur, ni mari et femme. Les rapports étaient changeants (qui a tort, qui a raison, qui domine, qui conduit… Cela variait.). Exemple de texte lu dans ces moments d’entre-deux :

Je voyage beaucoup. Je voyage énormément.

Je voyage par tous les temps.

Je voyage souvent avec mon amie Jeanne.

Disons que mon amie Jeanne se colle à moi quand se profile l’ombre d’un déplacement de plus de 20 km.

Je n’ai rien contre mon amie Jeanne.

C’est mon amie. Et j’aime beaucoup le prénom Jeanne.

Ce n’est pas la question, et d’ailleurs vous ne me l’avez pas posée.

Je n’ai rien contre mon amie Jeanne, elle a plein de qualités, mais elle a un handicap.

Ou disons un défaut handicapant.

Voilà, disons ça. Disons-le. Dites-le. (pause)

Voilà, ça va mieux.

Jeanne est cyclothymique. Et cyclothermique.

Elle est ce qu’on appelle « microclimatique ».

Partout où elle va, le temps se met au diapason de son humeur.

La météo varie avec elle.

Elle est heureuse, il fait soleil.

Elle est déprimée, il pleut.

Elle est dans le flou, brouillard.

Elle est couça-couci, il fait gris.

C’est drôle au début, mais quand vous êtes intimes…

Tenez, il y a deux ans, en Égypte, au pied de la Pyramide de Ponzi, une chaleur à fondre.

J’étais dans un groupe de touriste,

On regarde les 40 siècles qui eux-mêmes ne se gênent pas pour nous contempler.

Jeanne s’était mise à l’écart du groupe, pour téléphoner. Elle nous rejoint, et paf, l’orage ! Pourquoi ? Parce qu’elle avait reçu un coup de fil du boulot qui l’avait mise en rogne.

L’autre été, dans le Finistère. Un mois de juillet radieux. On n’avait jamais vu ça depuis 15 ans. Pourquoi ? Parce que Jeanne était amoureuse. D’un marin du coin.

Et à chaque rentrée, il fait moche. Pourquoi ? Parce que Jeanne est de mauvais poil.

Jeanne n’a pas envie de rentrer, donc il fait moche, donc personne n’a envie de rentrer.

Jeanne essaie de se soigner. Elle voit un microclimaticien. Je crois qu’il lui plaît pas mal. Il fait assez beau dans le quartier, ces temps derniers.

Comme des exceptions à la promesse des formes fragmentées, il y a eu aussi des émissions composées d’un seul élément chacune, ce qui créait aussi de la rupture dans la continuité de la diffusion. Je me souviens d’une série autour de l’artiste Ramuntcho Matta par Stéphane Bonnefoi et Gaël Gillon, des productions signées du poète Dominique Méens (La petite porte, glossaire des oiseaux grecs)… C’est ce qui permettait aussi à l’émission d’exister, dans la variation des rythmes.

À ce propos, rythmes et tempos : on a parfois déploré l’absence de thématiques aux émissions, qui auraient fait le lien entre les éléments qui les composaient chacune. Outre une absence de goût personnel pour la variation sur un même thème et la conviction que les ruptures créent du rythme dans l’écoute, le mode de production de l’émission ne permettait pas de fonctionner ainsi. Nous étions en flux tendu, sur des éléments aux temps de fabrication assez aléatoires. Il fallait, même dans la fabrication de l’émission, jouer avec cet impondérable. Il y a eu néanmoins une semaine spéciale Oulipo, à l’occasion du cinquantenaire du groupe fondé par Raymond Queneau et François Le Lionnais, dont l’ombre planait parfois sur certaines obsessions des Passagers.

Des dispositifs

Une des constantes de l’émission a été la mise en place de certains dispositifs. Un dispositif radiophonique peut être défini comme une règle du jeu que le producteur s’impose, en complicité avec l’auditeur. Celui-ci se retrouve alors à assister au déroulement de la production, tout en étant l’arbitre : respecte-t-on la règle imposée ?

Nous avons ainsi proposé une mini-fiction à suivre chaque jour. La collection s’intitulait « Deux voix cinq minutes ». À blanc, deux personnages se faisaient face, sur une durée (difficilement tenue, souvent dépassée) de cinq minutes. Chaque épisode devait se comprendre seul. Les quatre épisodes de la semaine (lundi-jeudi) formant aussi une histoire complète. Les auteurs qui ont accepté de se plier à cette contrainte sont notamment Martin Winckler, Hélène Frappat, Claire Fercak, Christophe Deleu, Marie-Andrée de St-André, Grégory Noirot, Fanny Chiarello, Caroline Vignal, Jean-Jacques Vannier, Pierre Ménard, Martine Sonnet…

Un autre dispositif régulier était la séquence « Tout seul tout seul ». Partant du principe qu’une bonne interview relève plus d’un(e) bon(ne) interviewé(e) que d’un bon intervieweur, il s’agissait de placer un invité, prêt à jouer le jeu, face à un écran où défilaient des questions générées automatiquement. Schématiquement, la machine (aussi appelée « Dada interview machine ») piochait ainsi dans une réserve d’introductions de questions, puis une réserve de milieux de questions, et enfin dans une réserve de fins de questions. L’artiste numérique Albertine Meunier et le développeur Jérôme Alexandre m’ont aidé à mettre en place ce programme[1]. Ont ainsi accepté de répondre : le critique et écrivain, spécialiste du dadaïsme Marc Dachy, les oulipiens Paul Fournel, Hervé Le Tellier, Marcel Benabou, Anne F. Garetta, mais aussi Jean-Pierre Mocky, Brigitte Fontaine, Philippe Meyer, Jean-Jacques Vannier, Albert Algoud, la poète Caroline Dubois, l’artiste Vincent Labaume…

« L’homme et la note ». Il s’agissait, simplement, de faire se croiser improvisateur de voix et improvisateur musicien. J’ai le souvenir du violoncelle de Anne Shrestha Gouraud, ou de la trompette de Médéric Collignon ou encore du comédien burlesque Erwan Creignou, marié avec les percussions de Denis Charolles. L’intérêt du format venait du temps de studio possible. Les chutes pouvaient être nombreuses, avant de trouver l’accord entre la voix et la note. Et l’on feuilletonnait ensuite les résultats aussi aériens que possible de ces speed-datings créatifs.

Sans titre spécifique, je me souviens d’un jeu où Xavier de La Porte, dont la curiosité est insatiable et la faculté à poser des questions inattendues est grande, devait tenter de deviner l’identité d’une personne cachée derrière un paravent. Mais, à la différence des jeux de « personnalité mystère » comme il en existe par ailleurs, l’invité n’était pas une célébrité. Xavier faisait alors des hypothèses sur les traits de caractère de son interlocuteur, lui faisait raconter des pans de sa vie… C’était une autre manière d’inventer l’interview, en s’attachant à quelques signaux mineurs, au récit qui s’improvisait. Quelqu’un se racontait presque sans s’en rendre compte, du fait de cette mise en scène. Cette fabrication permettait un dévoilement du réel différent. Il y eut un ancien réalisateur de France Culture, un enfant de 12 ans…

Ces dispositifs ont laissé place avec le temps à des formes moins « contraintes ». Sans doute qu’au fur et à mesure avions-nous moins besoin de ces béquilles pour avancer. Les dispositifs sont néanmoins riches de potentiel créatif selon moi, et la radio en général a tendance à les oublier, à s’en passer, alors qu’il y a là un lien fort possible avec l’auditeur.

Contre le documentaire ?

Évidemment, Les Passagers de la Nuit n’ont pas été construits contre le documentaire. Mais nous avons défendu une vision d’une radio élaborée qui ne soit pas de manière univoque liée à la forme documentaire – au sens de production d’une heure, sur un seul et même sujet. La fiction, le mélange des genres, le direct, l’entretien, la parodie… avaient droit de citer tout autant, avec le même souci de la forme et de sa fabrication. Une radio de création au sens le plus multiple qui soit. Nous l’avons « défendue » sans manifeste, mais en faisant, en fabriquant.

Innovation ou pas ?

Plus qu’un désir d’innovation, il y avait au cœur des Passagers de la Nuit le désir d’occuper, autant que possible, tout le spectre du possible de la radio. Celui-ci étant très grand, pour peu qu’on y soit attentif, il y avait de quoi faire. Le désir de faire voisiner les registres de radios différents. Ne pas se priver de rire et de sourire. Une manière de saisir le monde par le son et non par les « sujets ».

L’autre axe, plus ou moins conscient, plus ou moins déployé au premier degré, passait pas le désir du « non urgent ». Cela m’occupait beaucoup à l’époque, cette sensation que tout devait relever de l’immédiat et du sensationnel, comme une logique de breaking news contaminant tout. Et Les Passagers voulaient montrer ce qui était possible hors de cette urgence artificielle. D’où l’intérêt pour des formes avant tout poétiques, au sens large.

La revue en ligne Syntone m’avait posé quelques questions à ce sujet, et voilà ma réponse : « Il y a une manière de parler du monde qui peut ne pas être en écho avec l’actualité immédiate et ‘objective’, mais qui peut nous concerner tout autant. Je crois au subjectif universel. Dans la mesure où l’information est menacée par le storytelling et le ‘conte de la communication’, notre approche du monde, personnelle, intime, illustrée, poétique, n’est pas forcément plus fausse. » Les déambulations de Jack Souvant dans l’espace public, où tout devenait matière à échange, à invention, à déviation, sur la base du plus « infraordinaire » possible, reste typiques, selon moi, de cette idée.

Paradoxalement, j’ai l’impression que l’innovation qui me reste en tête, sept ans après la fin de l’émission, est ce désir de mêler les formes parfois complexes, et quoi qu’il en soit toujours « élaborées », des éléments que nous produisions, avec un désir de clarté d’une réelle « présentation ». Certes, celle-ci était écrite, on y trouvait aussi des textes absurdes ou poétiques, mais il y avait pour chaque élément un lancement, et très souvent une désannonce. Nous n’étions pas dans l’abstraction, ou le ciel vertueux de la création radiophonique. Le ton était particulier, peut-être, mais il y avait toujours la volonté de prendre par la main et de convaincre l’oreille nouvelle.

Le vendredi, jour spécial

Dès le départ, afin de concentrer les moyens de production sur quatre jours, il a été décidé de consacrer le vendredi à un format magazine. En prenant cette décision, on se mettait aussi dans la logique globale d’une grille de programmes, où souvent « le week-end commence le vendredi », jour où les routines de la semaine sont déjà rompues. Les vendredis de la première saison étaient consacrés à la Mythologie de poche de la radio. Projet antérieur aux Passagers de la Nuit, cette émission avait pour vocation de faire remonter les souvenirs de radio à la surface, en s’appuyant sur les archives des émissions et voix marquantes de toutes les radios. Le projet s’appuyait sur quelques convictions, à savoir que le pouvoir d’évocation intime de l’archive radio est extrêmement fort, que la radio (à l’époque) célébrait peu sa propre histoire, qu’une bonne pratique radio passe par la connaissance des mécaniques, idées, figures anciennes… Et qu’enfin, placée ainsi en fin de semaine d’une émission qui se voulait joyeusement inventive, un salut appuyé aux prédécesseurs, elle était une politesse bienvenue. Et, elle créerait, le cas échéant, quelques échos et perspectives, des dialogues à travers le temps. À l’époque, la Maison de la radio résonnait encore de quelques fantômes, les studios avaient peu changé en plusieurs décennies, et les murs parlent volontiers…

La Mythologie de poche de la radio a donc célébré dans le désordre Gérard Sire (animateur de France Inter, scénariste), Jean Chouquet (Dimanche dans un fauteuil, sur France Inter), Paul Gilson (directeur des programmes artistiques de Paris Inter), Patrice Blanc-Francard (Loup Garou sur France Inter, et Pas de Panique, sur la même chaîne), Claude Ollier (autour d’une fiction écrite par lui, L’Attentat en direct), Claude Dominique (voix d’Inter), Pierre Wiehn (longtemps directeur de France Inter), Jean Garretto et Pierre Codou (L’Oreille en coin, sur France Inter), l’émission Campus d’Europe 1, José Artur, Claude Villers, Pierre Arnaud de Chassy-Poulay (réalisateur de Pierre Dac), André Frédérique (poète « anthracite »), le dramaturge François Billetdoux, le journaliste Jean-Pierre Farkas… Ce point d’orgue de la semaine a pu donner une teinte « rétro » aux Passagers de la nuit, aux oreilles de certains. Selon moi, elle a donné des fondations à l’émission, sans avoir d’influence directe sur la forme du reste de la semaine.

La deuxième saison des Passagers de la Nuit ne permettant que des émissions de 30 minutes, il était exclu de poursuivre cette série (je l’ai donc produite en parallèle des Passagers, tout au long de la saison 2010-2011, pour une diffusion quotidienne à l’été 2011, donnant notamment une plus grande part aux voix féminines : Colette Fellous de France Culture, la documentariste Kaye Mortley, la voix d’Europe 1 Julie, Sylvie Andreu…). C’était l’occasion d’établir une « mythologie contemporaine du son », ou pour le dire plus simplement : inviter au micro des gens créatifs « avec » le son. Le point de départ était l’envie de faire entendre sur les ondes ce qui se produisait en audio, hors les circuits radiophoniques classiques, au présent. Les premiers invités étaient issus de l’Acsr de Bruxelles, l’Atelier de création sonore et radiophonique (qui, produisant parfois pour la RTBF, était encore proche de la radio habituelle, mais représente aujourd’hui encore une structure originale de production). Ce fut l’occasion de faire entendre la voix et les créations d’artistes atypiques comme l’artiste Dominique Petitgand, les inclassables frères Lefdup, le musicien Pascal Ayerbe, l’inventeur d’UbuWeb Kenneth Goldsmith, les compositeurs Nicolas Frize et Hugues Le Bars, l’audionaturaliste Marc Namblard… Nous arrivions à une période où il était clair que depuis dix ans les nouvelles technologies et les nouveaux moyens de diffusion avaient créé un appel d’air, renouvelant les formes et les pratiques avec le son, bien au-delà du champ radiophonique, et que la radio devait s’en faire l’écho. Le boom du podcast « indépendant » que l’on connaît actuellement s’inscrit, d’une certaine manière, dans la continuité de cet appel d’air. Au long des cinq saisons qui ont suivi, je me suis mis dans la continuité de ces vendredis « hors-série », avec L’Atelier du son (2011-2015) puis Supersonic (2015-2016), qui étaient des magazines du son créatif.

Regard rétrospectif

Les Passagers de la Nuit n’ont duré que deux saisons. Que seraient-ils devenus ? Ils se seraient assouplis, sans doute, seraient devenus encore plus fluides à l’écriture. Peut-être moins riches aussi, l’époque budgétaire voulant ça. Il reste le souvenir de la disponibilité et l’énergie des réalisateurs (sur les deux saisons, il y eut : Véronique Lamendour, Gaël Gillon, Angélique Tibau, Séverine Cassar, Gilles Mardirossian, Anne-Pascale Desvignes, Vincent Decque, Clotilde Pivin, Gilles Davidas, Bertrand Chaumeton) et celles, infinies, d’Inès de Bruyn et Yaël Mandelbaum, qui préparaient les émissions. Impossible de citer l’intégralité des gens de radio (pigistes, producteurs ponctuels, je ne sais jamais comment dire) qui ont proposé leurs idées et les ont menées à bien, en séries ou ponctuellement. Il va sans dire que sans eux, l’émission n’aurait pas pu exister.

Les Passagers de la Nuit étaient finalement assez peu définis, et surtout pas prédéfinis. C’était un lieu de surprises, où l’on savait que l’innovation (ou la « création ») n’était pas forcément affaire de temps de montage et de mixage, mais plutôt d’état d’esprit, mêlant disponibilité, défi, sourire (je l’espère)… Mais nous n’expliquions rien, nous n’étions pas là pour ça. Il n’y avait pas de « sujet », que des moments et, en fond de tâche, des révérences multiformes à la magie de la radio.

Notes

[1] Un programme qu’Albertine a adapté et continué d’utiliser, notamment au moment des commémorations Dada : http://www.albertinemeunier.net/DataDadaDataInterviewMachine

Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas BAUMGARTNER, « Les Passagers de la Nuit de France Culture, dispositif collectif d’invention radiophonique », RadioMorphoses, [En Ligne], n° 4 – 2019, mis en ligne le « 28/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/passagers-de-nuit-de-france-culture/

Auteur

Thomas BAUMGARTNER était « Producteur coordinateur » des Passagers de la Nuit de 2009 à 2011. Il a aussi produit L’Atelier du son (2011-2015) et Supersonic (2015-2016) sur France Culture. Il est aujourd’hui rédacteur en chef et responsable éditorial de Radio Nova.

Courriel : thbaumg@yahoo.fr

Radio brute et singulière

Mélissa WYCKHUYSE

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D’où écoute-t-on ?

Lorsqu’elle se demande comment elle a appris à lire, Agnès Desarthe invite son lecteur à se demander « D’où lit-on ? » Comment avons-nous eu accès à la lecture, quels livres, quand, qui, pourquoi ? Pourquoi n’aime-t-on pas lire tels ouvrages, n’y arrive-t-on pas, ou peut-on se l’interdire ?

Il semble intéressant, de la même façon, de se demander : « D’où écoute-t-on ? », « D’où prend-on le son ? » (et leçon, d’ailleurs), surtout lorsqu’on a fait de la radio son métier.

Mes missions de chargée d’antenne pour une radio associative locale et étudiante sont les suivantes : produire des contenus, diversifier les contenus éditoriaux, apprendre aux nouveaux bénévoles à construire et à réaliser une émission, coordonner une équipe éditoriale bénévole autour d’événements (Assises du Journalisme et de l’information, Forum du Service Civique…), mettre en place des ateliers radio pour tous les publics (scolaires, étudiants, mais aussi Fondation Abbé Pierre, Mission Locale, Université Touraine Inter-Age, École de la Deuxième Chance…), etc. Je n’ai pas de formation initiale en radio ni en son, ni même en musique. Pourtant, il me semble avoir, dans toutes mes études et chacun de mes emplois, fait toujours la même chose : écouter, dire, et permettre à l’autre de dire. Une étude de texte littéraire, une traduction anglaise, un entretien infirmier en psychiatrie, une visite guidée dans un centre d’art contemporain : j’utilise les mêmes capacités d’écoute, d’enregistrement de la pensée de l’autre, d’attention à sa voix, de mise en perspective, d’empathie, d’adaptation, de remise en question, d’improvisation dans chacune de ces actions, et j’utilise encore les mêmes lors d’une interview, d’un reportage ou d’un atelier radio. Puisque je n’ai pas de formation théorique ni pratique en radio, je suis obligée d’admettre que j’en ai une approche forcément subjective, partielle, bancale, inculte, brute et singulière.

Être en sympathie : je prête tellement l’oreille à mon interviewé que, sans m’en rendre compte, je reproduis souvent, dans mes questions et mes relances, son rythme, ses intonations, ses accentuations, tics de langage (« heuu… », fin de phrase murmurée, accents toniques, répétitions). Et je me rends compte combien je peux inconsciemment absorber et réutiliser, à un moment ou à un autre, une manière de faire radiophonique entendue ici ou là. Je ne le vois généralement qu’au montage. Ou alors, ce sont quelques oreilles attentives et toujours précieuses qui me le font remarquer. Ainsi, Samuel Retailleau, salarié m’ayant précédé à Radio Campus Tours, avait dit un jour, riant, en entendant mon émission passer sur nos ondes, à propos de la façon d’insérer le nom des voix, et d’introduire l’émission sur fond sonore : « Ça fait très France Cu’ ». Ma capacité d’écoute, d’enregistrement et de création grandit dès que je suis en train de faire de la radio. Et ce sont les autres, humains ou éléments, animaux, objets, imprévus qui m’apprennent tout.

Comment se met-on à faire de la radio ?

D’abord, probablement, le fait d’avoir écouté beaucoup et tôt la radio fait qu’elle reste dans l’oreille. Pour mes 9 ans, j’avais eu un énorme poste radio-CD-cassettes. Je crois que ça s’appelle « ghetto blaster ». Mais il faut bien avouer que je ne me servais quasiment que de la radio et de la possibilité d’enregistrer la radio sur cassette. Avec le son tout bas, j’écoutais la radio très tard dans mon lit ; des émissions pour ados où on parlait de sexualité, manifestement, mais comme ça braillait beaucoup et que ça risquait de me faire repérer, j’écoutais plutôt n’importe quelle radio où ça parlait français, mais pas trop fort. Et, aux heures tardives, la radio portugaise ou la radio antillaise. Je ne comprenais rien, mais je pouvais imaginer ce qui se disait, et puis j’avais l’impression que, depuis ma chambre, je pouvais entendre le Portugal ou la Martinique. Comme si la radio était un vortex, ou un couloir spatio-temporel, un outil magique, qui permettrait aux gens de n’importe quel endroit dans le monde, enfants qui écoutent en cachette, vieux, adultes, d’être ensemble, de vivre quelque chose ensemble en même temps, sans se voir. La magie, le « ça marche ! » plein de joie des pots de yaourt tendus par une ficelle, du coup de balai au sol auquel répond le voisin du dessous par un coup au plafond, les signaux lumineux à la lampe de poche auxquels « quelqu’un » répond dans le bâtiment d’en face… Au collège, à un concours de maths, j’ai gagné un mini poste de radio qui pouvait aisément se cacher sous l’oreiller. Un progrès. Reste que j’avais déjà contracté une aversion pour les radios bruyantes et commerciales, où il y avait trop de pub, trop de musique, où il n’y avait pas de journalistes ou autres pour nous apprendre des choses. La radio venait compléter l’école, ou plutôt, elle donnait accès à tout ce qu’on n’apprendrait pas à l’école ni dans beaucoup de cas, à la maison. La radio avait le pouvoir de rendre le savoir et l’imaginaire accessibles partout et tout le temps, à tout le monde. J’ai écouté pendant des années le « Carnets Nomades » de Colette Fellous, des « Papous dans la Tête », « Mauvais Genre », « Sur les docks », « les Matins » …

L’idée que je puisse faire de la radio moi-même ne m’a jamais traversé l’esprit avant le master. Si l’on considère mon écoute assidue, cela fait bien tard. Reste que, fille d’un milieu populaire, ayant tendance à s’ennuyer un peu en classe, rien ne vous laisse croire que vous pourriez vous-même avoir des choses intéressantes et intelligentes à dire. Oui, une petite fille bien élevée, ça se tait, ça ne donne pas son avis à tort et à travers. Au mieux, ça lève le doigt pour donner la bonne réponse, sans faire remarquer qu’il n’existe aucune boutique au monde où l’on vend 9098 boutons dorés, 345 vestes rouges et 56 vestes grises. Ça peut rêver de participer à un radio-crochet, mais faire du journalisme, alors qu’il n’y a pas un livre à la maison… Ce n’est pas très modeste, allons, et puis faire un reportage dans un pays en guerre, c’est pour les garçons. Inutile de dire, quand cela m’arrive, combien je suis enchantée de faire des ateliers radio en milieu scolaire, et combien j’encourage les fillettes et les adolescentes, toujours plus timides, à prendre le micro ou à se mettre derrière la table de mixage. À ce titre, il est précieux de travailler avec une personne comme Alexandra Latapy, de la Ligue de l’Enseignement d’Indre-et-Loire, partenaire de longue date de Radio Campus Tours, qui met en place des ateliers radio pédagogiques depuis de nombreuses années, et qui a à cœur que chacun y trouve sa place.

Je crois qu’on se met à faire de la radio dès lors que l’on commence à être attentif aux voix, à les retenir, à être capable de les faire raisonner dans sa tête, d’imaginer des dialogues entre des personnes et de les entendre. Être attentif au moindre son près de nous, décomposer un paysage sonore, c’est encore faire de la radio. Mémoriser ce que dit l’autre pour pouvoir lui demander de préciser sa pensée, c’est un entraînement à l’interview d’hommes politiques.

De la pré-radio à la radio

J’ai franchi la porte du studio de Radio Campus Tours pour la première fois en 2012. J’étais alors infirmière de nuit en psychiatrie adulte à l’Hôpital Trousseau de Tours, et étudiante en Master 1 de médiation culturelle. C’est une camarade de promotion, Solenne Berger, passionnée de cinéma, qui m’avait proposé de venir chroniquer un film dans l’émission hebdomadaire « Plan Séquence », où chaque chroniqueur venait parler d’un film. Mes principales difficultés furent la longueur démesurée de ma chronique (j’avais dû croire qu’il fallait faire une dissertation) et la difficulté à parler dans le micro : ni trop loin ni trop près, ni trop fort, ni pas assez. C’est le moment de souligner toute la bienveillance avec laquelle on est accueilli dans une radio associative, où le seul critère – s’il en est un – de « sélection à l’entrée » valable, c’est votre motivation. Qu’importe, si vous n’y connaissez rien (en technique ou sur le sujet), puisqu’on va vous apprendre. On s’amuse.

L’été suivant, je partais arpenter Marseille Capitale européenne de la Culture dans le cadre d’un stage dans un théâtre. Ma mission : rencontrer les associations œuvrant auprès des Roms primo-arrivants pour mettre en place des ateliers théâtre/conte, participation aux ateliers d’écriture de la poète et vidéaste Florence Pazzottu. Pour ce qui est des Roms, les gens me racontaient des choses tellement intéressantes, incroyables, révoltantes parfois, que je ne savais comment en garder une trace sans trahir leur pensée. J’ai commencé à les filmer avec mon appareil photo, en laissant le cache. Ils ne voulaient pas être vus, et je ne voulais que leur voix. J’ai ainsi « filmenregistré » un avocat plaidant la cause des expulsés, un représentant de l’académie d’Aix-Marseille se battant pour l’intégration des enfants roms en milieu scolaire, des militants ; j’ai rencontré des Roms primo-arrivants, des Roms français sur une aire d’accueil des gens du voyage, des associations, des institutions. Puis j’ai cherché sur internet comment extraire le son. Découverte d’Audacity. Cette première matière sonore a d’abord été diffusée sur Soundcloud, relayée par le festival marseillais Latcho Divano, puis dans le cadre de mon émission « Le Dahu ». J’ai mis un moment, d’ailleurs, à donner un nom à cette émission, à dire ce qu’elle était. Je voulais une idée de voyage, de découverte des cultures, mais ça faisait trop prétentieux. « Culturel », « émission culturelle », n’en parlons même pas. En plus, je voulais aussi aller rencontrer des artisans, des artistes plasticiens, des auteurs, des bûcheronnes, le salon du chocolat, un congrès syndical… Bon, alors, « Le Dahu, à flanc de cultures », et reprenant l’idée infantile de la radio-école : « écouter le Dahu pour se coucher moins bête ». Émission de médiation culturelle.

Le Dahu est diffusé sur plusieurs radios associatives. Certaines ont aussi refusé de diffuser l’émission parce que la qualité leur semblait trop basse, le son trop faible : « C’est un truc à écouter au casque ! Dans ma bagnole, les fenêtres ouvertes, je n’entends rien ! » Peut-être que le « Dahu » est fait pour s’écouter la nuit sur un poste de radio tout bas ? Allez savoir ! En tout cas, voir « Le Dahu » programmé dans « La Chambre Noire » en séance d’écoute au Festival Longueur d’Ondes de Brest en 2017 était un retour amusant.

T’es qui, pour faire du son ?

Encore une fois, un des grands avantages des radios associatives, c’est que tout le monde est légitime pour s’y exprimer, tant qu’il respecte les limites fixées par le CSA. On a alors toute latitude de faire de la radio avec ce qu’on a, et ce qu’on est. Alors, avec du matériel parfois un peu déglingué – Zoom H4 tombé de sa hauteur qui craque un peu, mais ça, on ne le découvrira qu’en l’allumant pour l’interview, ou alors carte SD échangée par mégarde par un autre adhérent pour une plus petite capacité, on aurait dû vérifier avant, oui, mais… Studio mobile avec un problème de masse, et des boutons de tranches qui restent collés à l’index… ou alors ce mystérieux bouton, mais lequel !!?? – qui fait que soudain tout est en mono… Des gens qui ne se connaissent parfois même pas, qui n’ont peut-être jamais fait de radio, vont réaliser ensemble une émission, qui pourra être écoutée par d’autres anonymes, en même temps, ailleurs, in situ ou plus tard. Et le fait d’être novice donne des formats, et un grain, particuliers, uniques, que personne ne peut refaire volontairement, même et surtout s’il sait utiliser le matériel. La place laissée à l’accident, la possibilité de faire alors même qu’on ne sait pas faire, parce que le média radio se laisse approcher et apprivoiser pourvu que l’on soit curieux, sont une des richesses des contenus produits par les radios associatives. Tout y semble encore possible et à imaginer, en solitaire ou en équipe. Plutôt qu’une absence d’exigence, j’y vois plutôt un encouragement à prendre des risques et à se dépasser, et à s’autoriser un peu d’humour. Ça a l’air raté, mais c’est inattendu et inouï. Et c’est aussi souvent réussi.

De la radio à l’atelier radio

Technique

Un jour, Stéphane Berton, membre du C.A. De Radio Campus Tours depuis de nombreuses années, ayant à son actif des heures d’émissions musicales et d’ateliers radio, me proposa au nom du C.A. de participer à un atelier radio dans un collège en ZEP. Il s’agissait juste de faire la technique, d’être derrière la table de mixage, et de montrer le matériel, éventuellement, à des jeunes intéressés. « Juste la technique »… C’est justement ce que je ne savais pas faire ! Au bout de la matinée, le binôme plus expérimenté étant parti, il a bien fallu « savoir-faire ». Et expliquer. Admettre qu’on ne savait pas tout, alors oui, pourquoi pas, on peut essayer comme ça. Ça marche ? Non ? Et là ? Oui ! Bon, alors, vas-y. Je ne sais pas « pourquoi », mais nous pouvons chercher « comment ».

Cette façon de transmettre un savoir, et d’ailleurs de chercher ensemble un système efficace, même peu orthodoxe, n’était pas volontaire au départ. Je n’ai pas de formation en pédagogie. Je me rends compte que je procède dans un atelier comme j’aurais aimé accéder au savoir en milieu scolaire ; c’est à dire en étant mise à contribution, en faisant, en cherchant avec quelqu’un qui ne semble pas déjà avoir la seule réponse possible et attendue, en me trompant, recommençant. Inventer. Réfléchir. Prendre en compte les capacités de tout le monde, pour faire quelque chose de nouveau ensemble, d’ambitieux, plutôt que d’essayer d’arriver tous plus ou moins bien à faire la même chose. Faire confiance à l’intelligence et à la sensibilité des participants, et au savoir qu’ils ont déjà, et que l’intervenant n’a pas. Comme si le savoir et le savoir-faire n’étaient pas des choses extérieures et insaisissables réservées à certains. Laisser une place à l’apprenant, à son point de vue et à son histoire. Et la question du sens de ce que l’on fait est importante aussi. Avoir plaisir à faire de la radio peut être une motivation suffisante. La notion de « plaisir à faire » devient parfois difficile lorsqu’il s’agit d’un atelier en milieu scolaire et qu’il est question de note, de répondre à des objectifs d’un programme. Et puis j’ai découvert un type qui s’appelait Fernand Deligny, et qui a écrit, entre autres, La caméra, outil pédagogique.

Création sonore

Après ces premières expériences en tant que technicien dans des ateliers pédagogiques portés par la Ligue de l’Enseignement d’Indre-et-Loire, partenaire de longue date de Radio Campus Tours, j’ai pu m’impliquer différemment dans des projets radiophoniques. Je voudrais présenter quatre d’entre eux.

Université de Tours – résidence de David Christoffel

En 2015-2016, le créateur sonore David Christoffel était en résidence à l’Université de Tours. Il a proposé aux étudiants de participer à un laboratoire de création sonore et radiophonique autour de textes scientifiques surprenants, marginaux et désuets. Radio Campus Tours et Radio Béton sont intervenues pour enregistrer les trouvailles des étudiants. À partir de ces voix étudiantes lisant des textes plus ou moins étonnants, chaque radio a produit une petite série de montages. Pour réaliser ces montages, j’ai utilisé des sons de ma propre collection – chanteur de rue, machine à coudre, cigognes, train… – et des extraits sonores – Antonin Artaud, Maïté, Bernard Blier, discours de François Hollande et Nicolas Sarkozy… Ces collages sonores avaient quelque chose de la surimpression, je superposais mon imaginaire sonore à celui de l’étudiant, je faisais dire au texte qu’il avait choisi des choses sans rapport immédiat. Cela s’approchait du jeu littéraire, consistant à choisir des mots dans un texte original, à les remplacer par des périphrases, puis à donner le texte ainsi paré façon rôti de porc orloff à un autre joueur, qui fait de même… Un jeu des « Papous dans la tête » ! C’était ajouter un nouveau décalage au décalage initial, tout en sachant que l’auditeur, qui écoutera peut-être cette création dans son salon, en se brossant les dents, ou dans sa voiture, ajoutera un nouveau décalage de contexte, d’environnement sonore et de moment. Tout cela relève de la mise en abîme, et nous rappelle que, quand un objet sonore est lâché sur les ondes, il ne nous appartient plus, et qu’on ne sait pas comment il sera reçu.

Pensions de famille FICOSIL – Fondation Abbé Pierre – Une place à table

J’avais réalisé deux émissions « Le Dahu » à La Bazoche, pension de famille du réseau FICOSIL – Fondation Abbé Pierre de Tours. Une émission sur les « Salons de musique » proposés par le contrebassiste Sébastien Boisseau, alors artiste associé au Petit Faucheux, salle de Musiques Actuelles Jazz de Tours. L’objectif était d’emmener le jazz partout, surtout là où il va rarement, et donc de jouer dans une pension de famille. J’avais enregistré les réactions des participants. Une autre émission réalisée un 31 décembre au soir, où je demandais aux « résidents » (et non « résidents », qui est passif) quelles étaient leurs aspirations pour une nouvelle année. Delphine Laugier, hôte de la pension de famille La Bazoche, m’a fait savoir qu’il y avait des ateliers culinaires en cours, dans le but de préparer des bocaux pour un festival autour de la précarité alimentaire, et m’a proposé d’y faire des enregistrements. Je suis venue et revenue, et de fil en aiguille un atelier radio s’est inventé, avec les résidents, bien sûr, mais aussi avec les hôtes et les stagiaires. Il s’agit d’un projet collectif, qui n’avait pas été écrit à l’avance. Les captations réalisées pendant les ateliers culinaires ont servi à créer une bande-son pour une exposition photo. L’idée de la « Lunch Box » revient à Delphine Laugier : créer une petite pièce aux murs couverts de jolies nappes à carreaux où on voit les photos, et où on entend les sons d’ateliers. Cette bande-son « Lunch Box », a aussi été diffusée sur Radio Panik, à Bruxelles, dans le cadre d’une programmation consacrée à l’alimentation. Durant le festival, avec des enregistreurs numériques, les résidents ont pu réaliser des interviews et des captations. Ces sons ont été diffusés ensuite sur Radio Campus Tours dans le cadre de trois émissions en direct de nos studios, construites par les résidents. Enfin, une carte postale sonore avait été envoyée au concours Arte Radio. La radio a une capacité incroyable à relier les gens. Et dans le cadre d’ateliers, on peut se laisser aller à des choses expérimentales, avec les participants, et on peut aussi s’autoriser à être ambitieux. Si ce projet me tient à cœur, c’est parce qu’il montre bien que la radio est accessible à tous, qu’on peut faire de grandes choses avec peu de moyens financiers pourvu que l’on ait confiance en la richesse propre des participants.

Cartes postales sonores « Liban ou la géographie magique radiophonique »

Été 2015, Marseille. Je réalise une interview de Jean-Pierre Vallorani, photographe. Il me parle de son ami disparu peu de temps avant, auteur comorien et marseillais, Salim Hatubou. Je perds cet enregistrement.
Novembre 2015, festival Plumes d’Afrique. Jean-Luc Raharimanana, parrain du festival, interprète ses textes avec une valiha. Il dédie cette édition à son ami Salim Hatubou. Je retrouve l’enregistrement de l’été, et je propose à Jean-Luc Raharimanana de lire des textes de Salim Hatubou, les poèmes du livre Comores-Zanzibar qu’il a co-écrit avec Jean-Pierre Vallorani. Il accepte. Je mets les lectures dans l’interview, et voilà « Le Dahu – Comores-Zanzibar ».

Novembre 2015, festival Jean Rouch, Paris. Dans le cadre d’une formation d’anthropologie visuelle, réunissant le groupe d’étude de Rabat dont je fais partie, et celui de Beyrouth, je rencontre Danièle Davie. Elle relit mon projet de film, puis elle voit que je viens de Tours. Hasard, adolescente, elle a quitté le Liban, et a été au lycée à Tours. Elle a participé à un atelier théâtre, au lycée Grandmont, avec Jean-Luc Raharimanana… La pièce née de cet atelier – Le Puits –  porte la dédicace suivante : « à Danièle, et à tous les enfants qui savent ». Danièle travaille dans une université à Beyrouth, et elle aimerait faire une expérience radiophonique avec ses étudiants. Malheureusement, c’est plus compliqué que prévu à mettre en place… Finalement, nous décidons de créer une collection de cartes postales sonores, entre le Liban et la France. L’une envoie à l’autre des sons du quotidien qu’elle a enregistrés. L’autre en fait un montage, sans savoir d’où viennent les sons, et ne peut y ajouter que sa voix. Elle envoie cette carte postale, avec des sons qu’elle a elle-même récoltés, et ainsi de suite… Ces cartes postales sonores ont été diffusées dans le péristyle du Grand Théâtre de Tours, dans le cadre d’une exposition réalisée par les Brigades Numériques, à l’occasion du concert de Kerry James. Le thème de l’exposition était « Réussir ». Voilà, comment le son réussit à traverser le temps et l’espace, comment il rend les gens proches et les relie, comment il permet de voyager, d’un imaginaire à l’autre, beaucoup mieux que l’image. Et voilà pourquoi je ne crois pas en la radio filmée.

« Parlons-nous tous la même langue ? » – Lancement du Pôle Écriture(s) Artefacts

Artefacts est une coopérative d’activités culturelles et artistiques. Elle rassemble des artisans, des artistes, webmasters, designers, journalistes, botanistes, médiateurs culturels qui souhaitent autant développer une activité propre que réunir des compétences pour imaginer des projets communs.

Il existe dans ce but plusieurs pôles au sein d’Artefacts : pôle médiation, pôle web, et le dernier né : pôle écriture(s) qui rassemble des auteurs littéraires, web et… sonore !  Pour fêter la naissance du pôle – j’étais à l’époque en contrat d’accompagnement chez Artefacts – nous avons imaginé un événement liant l’écriture littéraire et l’écriture sonore. Le thème de l’émission était « Parlons-nous tous la même langue ? » À partir  de ce thème, j’ai créé une bande sonore de 16 minutes, en 5 chapitres. Cette bande-son est composée de fragments sonores hébergés sur mes disques durs : sons enregistrés en voyage, sons coupés au montage, extraits d’interviews. Je me suis enregistrée lisant des textes littéraires, scientifiques ; on y entend aussi des extraits de discours d’hommes politiques. Cette bande-son est un voyage dans le temps et l’espace, dans le conscient et l’inconscient, dans le langage. Par exemple, dans le chapitre 5, l’excellent accent anglais de Valéry Giscard d’Estaing cohabite avec le volapük de De Gaulle, des gouttes d’eau enregistrées au Maroc, un extrait lu d’un reportage de Titayana, femme Grand Reporter des années 20/30, où elle critique les pesanteurs et les circonvolutions des discours des Persans. Parlons-nous tous la même langue de bois, aux quatre coins du monde ? Un autre chapitre superpose plusieurs lectures d’un texte composé de fragments issus de plusieurs prospectus, brochures, revues d’art contemporain. Des formules pompeuses, dont le sens échappe, rassemblées en un collier à plusieurs rangs, et qui se finit en borborygme. Parlons-nous toujours la même langue, quand on déploie autant d’ardeur à produire des discours confus ?

Les auteurs l’ont écoutée, puis s’en sont inspirés pour faire des propositions pour trois ateliers d’écritures qui avaient lieu simultanément. Elles ont pu en faire écouter des extraits aux participants lors des ateliers. Moi, je réalisais des captations pendant les ateliers, dont j’ai fait trois petits montages. À l’issue de cette journée d’écriture, nous avons réalisé une émission d’une heure en direct sur Radio Campus Tours, où nous lisions des extraits des textes produits par les participants, et interrogions le processus d’écriture, et même les écritures. Ici, le son précède l’écrit, et entraîne à nouveau le son. Le son vient initier et conclure, agrémenter, l’acte d’écriture (littéraire). Reste que l’intime conviction que le son et l’écriture littéraire, poétique, théâtrale, sont une seule et même chose n’est pas universellement partagée. Et que dire à trois auteurs qui ont vingt ou quinze années d’expérience d’ateliers d’écriture que l’on fait une seule et même chose, alors qu’on « débute », ne suscite pas forcément l’adhésion ni l’enthousiasme espéré. Et peut-être est-ce réellement assez immodeste. « Ah, jeunesse, jeunesse ! »

Et maintenant, que vais-je faire ?

Capter le réel : ça peut faire peur, quand on n’est pas journaliste, ou documentariste, alors que la fiction radiophonique semble plus accessible. On peut partir de soi, on peut mentir, faire comme si, on peut faire semblant de, alors qu’une interview, on la réalise de toute façon avec la personne que l’on est. En création sonore amateur, même un son qu’un professionnel trouverait raté, est bon. Un joli son tordu, strident. Une voix qui se perd dans l’espace. Une voix qui hésite, qui bafouille. Je veux poursuivre mon exploration de l’écriture sonore, seule ou avec d’autres, ou dans des ateliers. Des ateliers de reportages, mais aussi des émissions sur un plateau, de création sonore, de fiction sonore. J’ai réalisé un travail sonore autour d’un atelier d’écriture poétique de l’auteur Jean-Luc Raharimanana, à l’École de la Deuxième Chance de Tours. Les jeunes gens ont écrit des textes très personnels en atelier avec l’auteur, et pour ceux qui le souhaitaient, ils ont été enregistrés. J’en ai fait une émission UNIVOX, diffusée sur toutes les radios du réseau Radio Campus France. Ainsi, la radio était un « porte-voix » pour ces jeunes gens qui ont souvent eu des parcours difficiles, et qui aspirent, comme tous les jeunes de leur âge, à être heureux. Ils sont venus aussi à la radio pour participer à une émission.

J’espère aussi agréger des âmes poètes de Tours, en une émission poétique, et singulière, la « ‘adio pouwie », forme artistique créole, métisse, ni totalement art plastique, ni totalement poésie, ni tout à fait radiophonique, et un peu bancale, et beaucoup expérimentale, si possible dans des bars. Je planche d’ailleurs sur un « Manifeste des Tontons Makrouts », dont on notera déjà le métissage et la promesse de mauvais goût.

Par ailleurs, j’espère développer le projet éditorial de ma radio pour avoir bientôt une matinale et une émission de mi-journée tous les jours, avec évidemment de l’actualité locale, nationale, internationale orientée sur le monde étudiant, lycéen et jeunes actifs. Je ne me sentirais pas légitime à proposer des ateliers d’éducation aux médias si moi-même je ne produisais pas de contenus journalistiques, et de toute façon, cela me manquerait trop. Je voudrais monter une équipe éditoriale avec des étudiants, des lycéens, des jeunes gens croisés au gré des ateliers. De l’info sourcée, de qualité, du terrain, des invités plateaux, mais toujours avec le brin de folie et d’imprévu que permet une radio associative.

Je voudrais que ces contenus soient d’une qualité suffisante pour permettre de travailler avec d’autres médias locaux en quête de contenus sur le monde étudiant. Je voudrais aussi créer des ponts radiophoniques avec des étudiants francophones des quatre coins du monde ! Je suis en train de faire une VAE (Validation des Acquis de l’Expérience) auprès de l’École Publique de Journalisme de Tours.

J’aimerais beaucoup participer à un groupe de recherche pluridisciplinaire autour du média radio en psychiatrie, et créer une webradio dans un service de psychiatrie, pour et par les patients et les équipes soignantes. J’ai contacté le CHRU de Tours à ce sujet, je suis en attente d’un retour.

En résumé, je vous le dis, je voudrais faire du journalisme de recherche et de création. Je commence à lire des écrits sur la radio, notamment la revue Syntone. Je me rends compte que je ne réfléchis pas vraiment mon « faire » radiophonique. Je fais, j’essaie. Ces lectures, si nourrissantes qu’elles soient, ont un côté un peu effrayant : et si j’en oubliais de faire par moi-même ? De chercher par moi-même ? Et si je me décourageais, en me disant que tout a déjà été fait et mieux que je ne pourrais le faire ? Alors, peut-être serais-je plutôt tentée de parcourir l’espace et le temps à la rencontre des faiseurs de radio, pour qu’ils me montrent et me racontent ce qu’ils font. Et ça ferait de très bons reportages. À bons entendeurs !

Bibliographie

DESARTHE Agnès. Comment j’ai appris à lire, Paris : Stock, 2013.

Pour citer cet article

Référence électronique

Mélissa P. WYCKHUYSE, « Radio brute et singulière », RadioMorphoses, [En Ligne], n° 4 – 2019, mis en ligne le « 28/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/radio-brute-singuliere/

Auteure

Mélissa P. WYCKHUYSE est chargée d’antenne à Radio Campus Tours.

Courriel : melissa@radiocampustours.com

Les radios libres renouvellent l’écriture radiophonique : Le cas de Radio Libertaire de 1978 à 1986

Félix PATIÈS

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Résumé

Au début des années 1980, les anarchistes se saisissent de la modulation de fréquence (FM) en région parisienne et créent Radio Libertaire sur le 89,5 MHz. Presque aucune trace sonore n’a survécu de cette époque. Grâce aux archives papiers de la Fédération anarchiste, il est pourtant possible de documenter les activités radiophoniques de cette radio. Le lien, bulletin intérieur de la Fédération anarchiste, l’organe de liaison interne des groupes anarchistes en France, rassemble des comptes rendus de réunions ainsi que des éléments de réflexion concernant la radio. À travers le cas de Radio Libertaire, il est possible d’étudier la manière dont un groupe politique, jusque-là exclu des ondes, s’approprie et renouvelle l’écriture radiophonique pour mettre en ondes ses idées le plus efficacement possible.

Mots clés : Radio Libertaire, 89,5 MHz, anarchistes, nouveaux auteurs, radios libres, le Monde libertaire, grilles des programmes, modulation de fréquence.

Abstract

At the beginning of the 1980s, anarchists implement their own FM radio station in Paris. Radio Libertaire is born and settle on 89.5 MHz. Almost no sound recordings have survived from this time. Nevertheless, thanks to the paper archives of the Anarchist Federation, it is still possible to document the activities of Radio Libertaire. Le lien, the internal bulletin of the anarchist Federation, gathers minutes of meetings as well as elements of reflection concerning radio. Through the case of Radio Libertaire, it is possible to study the way in which a political group, excluded from the airwaves until then, appropriates and renews the ways to produce radio and to broadcast their ideas as efficient as possible.

Key words: Radio Libertaire, 89.5 MHz, anarchists, new authors, free radios, le Monde libertaire, program grids, frequency modulation.

Resumen

A principios de la década de 1980, los anarquistas implementan su propia estación de radio FM en París. Radio Libertaire nace y se instala en 89.5 MHz. Casi ninguna grabación de sonido ha sobrevivido desde este momento. Sin embargo, gracias a los archivos en papel de la Federación Anarquista, todavía es posible documentar las actividades de Radio Libertaire. Le lien, el boletín interno de la Federación anarquista, reúne actas de reuniones y elementos de reflexión sobre la radio. A través del caso de Radio Libertaire, es posible estudiar la forma en que un grupo político, excluido de las ondas hasta entonces, se apropia y renueva las formas de producir radio y transmitir sus ideas de la manera más eficiente posible.

Palabras clave: Radio Libertaire, 89.5 MHz, anarquistas, nuevos autores, radios libres, le Monde libertaire, grillas de programas, modulación de frecuencia.

Introduction

Depuis la fin des années 1970, de nouveaux acteurs (militants, immigrés, anarchistes, amateurs de musique, entrepreneurs, passionnés de technique) contestent le monopole d’État sur la radiodiffusion. Ils se saisissent de la modulation de fréquence afin de diffuser leurs contenus. Ils bénéficient alors des avancées techniques (miniaturisation des émetteurs FM, désintérêt de Radio France et des stations périphériques pour la FM) et du dynamisme des radioteurs italiens (le monopole italien sur la radiodiffusion n’a pas été renouvelé au milieu des années 1970 et a permis l’explosion des radios privées en Italie). Valéry Giscard d’Estaing et son gouvernement s’opposent aux contrevenants au monopole d’État sur la radiodiffusion. C’est la bataille des radios libres (Lefebvre, 2008). Après mai 1981, l’effervescence de ces nouvelles radios contraint le nouveau gouvernement à mettre fin au monopole.

Une nouvelle lutte apparaît alors : quelles radios libres doivent être dérogées ? Des centaines de radios souhaitent participer à la bande FM alors que le nombre de fréquences est très limité. Or, les motivations des acteurs sont très diverses, voire antagonistes : militantismes politiques ou religieux, entraide communautaire, diffusion de petites annonces ou de nouvelles musiques, mais aussi la recherche de profits. Les pouvoirs publics ont le plus grand mal à réguler le nombre et la diversité des radios dans les métropoles, du fait de la dispersion de la décision politique entre de nombreux acteurs institutionnels en charge du dossier (ministre de la Culture et de la Communication, commission Galabert puis Holleaux, Haute Autorité de la Communication audiovisuelle, Président de la République, Premier ministre) et des multiples attaques menées par des groupes de pression (financiers, religieux, politiques) afin de faire déroger leur radio (Chauveau, 1997). Les militants de la Fédération anarchiste, initiateur de Radio Libertaire, entrent en lutte afin de préserver leur place sur la bande FM. La radio des libertaires se retrouve même au cœur du conflit des dérogations, pris en étau entre les nouvelles autorités politiques (Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle) et les radios locales parisiennes (la Voix du Lézard, NRJ) à vocation commerciale (Patiès, 2014).

En parallèle de cette lutte pour la légalisation de leur station, les anarchistes mettent en scène leurs paroles et « ancrent » dans le sonore leurs idées. De ces premières expériences de radiodiffusion, il n’existe presque aucune trace sonore. Cependant, dans les archives de la Fédération, de nombreuses sources papier permettent de documenter les activités radiophoniques de cette époque. Notamment, le bulletin intérieur de la Fédération anarchiste qui n’est autre que l’organe de liaison interne des groupes anarchistes en France. Les comptes rendus de réunions ainsi que des éléments de réflexion concernant la radio sont transmis à l’ensemble des adhérents de manière mensuelle ou bimensuelle. À travers le cas de Radio Libertaire, il est possible d’étudier la manière dont un groupe politique, jusque-là exclu des ondes, s’approprie et renouvelle l’écriture radiophonique pour mettre en ondes ses idées le plus efficacement possible. Tout d’abord, il faut expliquer pourquoi les anarchistes se saisissent de ce nouveau médium. Ensuite, il faut analyser comment ces militants cherchent à écrire dans l’éther francilien la singularité sonore de leur station (identité sonore, studio, fréquence). Enfin, il convient d’observer les innovations et les réinventions opérées par ces militants afin d’adapter leurs idées aux formats radiophoniques (création de grilles des programmes, réappropriation de formats radiophoniques anciens).

Pourquoi les anarchistes se saisissent-ils de la bande FM ?

Les médias, cœurs des organisations anarchistes

La radiodiffusion n’est pas le premier médium à travers lequel les anarchistes s’expriment. La place d’un journal papier est même essentielle dans l’organisation anarchiste comme le rappelle Maitron (1992 : vol. 2, p. 156) :

« Enfin, et là est sans doute l’essentiel, la presse, depuis les origines du mouvement anarchiste et jusqu’à aujourd’hui, a, le plus souvent, tenu lieu d’organisation, de parti. Le mouvement, quasi informel, ne se structure et n’existe pratiquement que grâce à elle. »

Le médium, pour les anarchistes, est le lieu où se matérialise l’organisation. Le journal est volontairement maintenu à une structure minimale, tournée vers la production d’informations militantes. Depuis sa refondation en 1954, la Fédération anarchiste s’est dotée d’un journal, le Monde Libertaire. D’abord mensuel, il devient hebdomadaire en 1977. De 8 pages, il passe à 12 en 1982. À la différence d’autres organisations libertaires, la Fédération ne se limite pas au journal et cherche à occuper d’autres espaces de diffusion. Pour cela, les militants de la Fédération se dotent d’une librairie fédérale en 1980, la librairie du Monde libertaire située au 145, rue Amelot dans le XIe arrondissement de Paris. Il existe également des éditions du Monde Libertaire dont le but est de décliner les idées libertaires sur des supports papier (livres, brochures). Ces œuvres ont pour vocation de diffuser et de faire connaître les thèses anarchistes au plus grand nombre. Mais, selon une militante, cette stratégie a atteint ses limites :

« Le mouvement anarchiste rencontre d’énormes difficultés dans son intervention réelle au sein des masses. […]. La croissance qualitative du mouvement libertaire se heurte au « localisme » et à l’éclatement des champs de réflexion des groupes ou des organisations anarchistes. »[1]

Tout le problème du mouvement libertaire à l’horizon des années 1980 est de propager ses idées au sein du plus grand nombre. Ce besoin se fait d’autant plus sentir que Mai-Juin 68 a engendré de nombreuses expériences libertaires qui permettent un renouvellement des idées anarchistes par des exemples concrets (l’occupation du Larzac, la reprise des usines de montres LIP par les ouvriers). Dans cette perspective, l’accès à la modulation de fréquence semble être une véritable aubaine pour les anarchistes.

La diffusion en modulation de fréquence permet aux anarchistes de propager leurs idées sur un média de masse. La portée de la FM est limitée à environ 50 kilomètres, mais en région parisienne une telle surface abrite plusieurs millions d’habitants. Or, depuis les années 1970, tous les postes radio sont équipés de récepteurs FM.

Une ligne éditoriale sonore anarchiste.

À la suite de la Loi du 9 novembre 1981, les anarchistes doivent régulariser leur situation et faire une demande de dérogation au monopole d’État sur la radiodiffusion auprès de la nouvelle commission consultative des radios locales privées. Ce dossier rempli au tout début de l’année 1982 nous donne une synthèse de ce qu’est le projet éditorial de Radio Libertaire :

« Objet principal des émissions : Diffuser la pensée anarchiste – dernière science sociale née au siècle dernier – et les idées libertaires. Faire découvrir une pensée trop bafouée et tronquée (et qui continue de l’être) par l’ensemble des médias qui la présente comme un doux projet irréaliste ou encore comme synonyme de terrorisme. Dévoiler au public la richesse de la chanson et de la musique d’expression française contrairement à l’ensemble des moyens de radiodiffusion qui diffuse de la musique d’expression anglo-saxonne pour un public francophone ! »[2]

L’idée est donc de légitimer une pensée dans l’espace public. Les autres médias sont perçus par les militants de la Fédération comme des prismes déformant la réalité de leur pensée. Les animateurs veulent proposer une vision authentique de cette pensée à un large public.

Cependant, des critiques se font entendre au sein de la Fédération. Certains militants refusent de dénaturer l’idéal des radios libres. Certains redoutent que les membres de Fédération anarchiste deviennent eux-mêmes des censeurs sur l’antenne de leur nouvelle radio :

« Je distingue Radio-FA et radio libre libertaire. Quand j’écris « vraiment libre » et « indépendante de tout parti », ce n’est pas par rapport à RL mais aux radios libres existantes qui véhiculent beaucoup d’aliénation (sous-marins politiques, radios gauchistes, hiérarchisées,…). Radio Libertaire n’est pas non plus une radio vraiment libre puisqu’il faut être adhérent de la FA ou invité par elle pour y participer. »[3]

Ce militant de Limoges regrette que la liberté d’expression ne soit pas totale sur Radio Libertaire. En effet, il n’est pas question pour les animateurs d’inviter d’autres organisations politiques ou religieuses, considérées comme aliénantes sur le plan moral et politique. Les militants anarchistes veulent faire reconnaître leurs thèses, qui, selon eux, ont toujours été occultées. Ils ajoutent également que tous les autres courants d’idées ont déjà le droit à la parole dans les autres médias.

Malgré les critiques, les militants anarchistes se lancent dans la construction d’une station de radiodiffusion dont la vocation est de diffuser les idées anarchistes. Grâce à ce nouveau médium, ils espèrent enfin atteindre un large public. Les anarchistes commencent alors par définir les contours sonores et techniques de leur station.

Comment les anarchistes affirment-ils la singularité de leur station dans un espace radiophonique francilien saturé ?

Les militants de la Fédération anarchiste s’interrogent sur la meilleure façon d’utiliser ce nouveau médium. Comment être identifié parmi les centaines de radios nouvellement créées ? Comment la Fédération peut-elle proposer des émissions de manière régulière et pérenne ? Afin de communiquer leurs idées, les anarchistes soignent la forme de leur radio grâce à quelques éléments spécifiques du médium radiophonique : un nom, un son, un slogan, un studio, une fréquence.

Définir une identité sonore pour Radio Libertaire : un nom, un son, un slogan.

Le 1er septembre 1981, Joël-Jacquy Julien, Floréal Melgar et Gérard Caramaro, militants de la Fédération anarchiste, lancent le projet. Ils lui choisissent un nom. Le choix se porte sur la proposition de Floréal : Radio Libertaire. L’autre option était Radio Anarchie[4]. Les deux noms permettent d’identifier clairement la station et d’affirmer immédiatement son engagement politique. Le choix du terme « libertaire » plutôt que celui « d’anarchie » est un dilemme ancien. « Anarchie », est un terme forgé par Proudhon, qui a connu des fortunes diverses. Il est notamment critiqué pour son essence négative : « Anarchie » est un terme dérivé du grec qui signifie la négation du pouvoir ou l’absence de chef, de direction. Le terme devient définitivement « maudit » après la période des attentats des années 1880. Les militants optent alors plus volontiers pour le terme de « libertaire », néologisme attribué à Joseph Dejacque, dont l’essence renvoyait à une idée positive et était moins connoté dans les esprits. Le choix du terme libertaire provient probablement aussi d’une volonté de lier la nouvelle radio au journal fédéral existant, le Monde Libertaire.

Le choix de l’identifiant sonore de la radio a été plus mouvementé. L’internationale d’Eugène Pottier, El paso del Ebro ainsi que Move over de Janis Joplin et Beethoven sont au cœur des débats. Les archives donnent peu d’informations sur les raisons qui motivent le choix de tel ou tel morceau. L‘Internationale est un chant partagé par l’ensemble du mouvement socialiste, marxiste comme libertaire. Il n’est donc pas spécifique aux militants anarchistes et ne rend donc pas la station immédiatement identifiable. El paso del Ebro est quant à lui un chant espagnol du XIXe siècle repris lors de la guerre d’Espagne de 1936 à 1939. L’un des fondateurs de la radio, Floréal Melgar, est le fils d’un exilé espagnol. Ce chant fait référence à la Catalogne libertaire, une expérience emblématique d’organisation anarchiste de masse. Cependant, il s’agit d’un chant en espagnol qui est peu identifiable par les auditeurs franciliens. Quant à Move over de Janis Joplin, dont les paroles évoquent une rupture entre amoureux, c’est une référence directe à l’esprit de Mai-Juin 68 et à la contre-culture américaine, alors en pleine expansion. La chanson est très populaire parmi les plus jeunes, mais peu connue des ainés. Finalement, suite à un concours de circonstances, le choix de l’indicatif se porte sur Le temps des cerises3. La chanson de Jean-Baptiste Clément est un hymne populaire, symbole de la commune de Paris de 1871. Les anarchistes ont le déclic après avoir entendu un joueur d’orgue de barbarie dans une rue du quartier de Montmartre. Ils enregistrent ce musicien ambulant. Cet enregistrement sommaire sert, encore aujourd’hui, d’identifiant sonore à la station.

« La voix sans maitre » devient le slogan de Radio Libertaire. Il est parfois scandé dans une version longue « la voix sans dieu, sans maitre, et sans publicité ». Ce slogan est une réduction en quelques syllabes de l’esprit anarchiste. Il reprend le leitmotiv des principes anarchistes : le rejet de toutes formes de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme et, en creux, la valorisation de l’autonomie et de la liberté. L’ajout de « sans publicité » permet d’affirmer explicitement le refus des anarchistes face à la vente de temps d’antenne à des fins commerciales. Cette pratique est au cœur du débat sur les modes de financement des radios libres après 1981.

Les radioteurs libertaires incarnent leurs idées politiques dans des formes sonores simplifiées qui rendent la station immédiatement identifiable. Ces formes permettent d’encadrer des contenus sonores parlés ou chantés. L’ensemble de ces contenus est façonné grâce à la mise en place d’un studio d’enregistrement.

Créer un nouvel atelier d’écriture radiophonique : le studio d’enregistrement.

Au cours de leurs premières expérimentations, les anarchistes ont créé des radios temporaires, sans véritable studio. En 1978, les anarchistes de Toulon préenregistrent des programmes qu’ils diffusent grâce à un émetteur placé dans le coffre de leur voiture. Cette solution permet de diffuser depuis les hauteurs de Toulon et ainsi d’atteindre une zone de réception la plus étendue possible. Cette installation permet également de semer rapidement les camions goniométriques. Cependant, cette solution ne permet pas de recevoir des invités en direct et de produire des programmes réguliers. En 1981, le flottement dû à l’élection d’un nouveau président permet aux anarchistes de ne plus craindre la répression policière et de se projeter vers l’avenir. Ils installent alors un studio d’enregistrement pérenne pour leurs émissions.

Le matériel de Radio Libertaire est fourni principalement par Julien. L’affaire est plutôt rudimentaire :

« Trois micros américains, un tourne-disque russe (mais oui !), un ampli japonais et un émetteur italien. C’est bien connu les libertaires n’ont pas de frontières. Plus simplement il faut avouer que Radio Libertaire, au départ, n’était que bout de ficelle, bourse plate et compagnie. »[5]

De plus, Floréal et Gérard Caramaro mettent leurs collections de disques en commun pour ponctuer les émissions de pauses musicales, mais ce petit dispositif devient vite répétitif. Il faut vite chercher des nouveautés et diversifier les artistes. L’équipement du studio est minimal et ne fait pas l’objet d’investissement massif par la Fédération anarchiste qui ne prête aux initiateurs du projet que 15 000 francs pour acheter un émetteur.

Ce premier studio de Radio Libertaire est situé dans le local du groupe Louise Michel. Le local abrite la bibliothèque « La rue », et dispose d’une cave que les militants vont aménager en studio.

« Nous étions si passionnés par la radio, que nous n’avions vu, au début, la bizarrerie, d’une telle installation. Ce furent les premiers invités qui, discrètement, nous en firent toucher du doigt la totale extravagance. Un exemple : n’ayant pas de toilettes il nous fallait « utiliser » un lavabo (!) au rez-de-chaussée et je me souviendrai toujours de la tête de Maria Pacôme me demandant gentiment un tabouret sous prétexte qu’elle était trop petite pour… Un Gilbert Lafaille, aussi complètement effaré en lorgnant notre pauvre matériel et qui me demandait constamment si on était bien sûr d’émettre quelque chose. Bernard Lavilliers suant plus encore que sur scène, dans ce trou à rat pas ventilé, mais quand même un peu moins que Jacques Debronckart ; […] Dans une cave où la seule eau courante était sur les murs. »[6].

C’est dans ce local inadapté que se tiennent les premières émissions de Radio Libertaire. Ces mauvaises conditions entrainent des problèmes techniques :

« Local trop humide à chauffer en permanence avec un radiateur à bain d’huile (pas de résistance à air). En trois mois, ma table Sony sent le moisi et commence à ronfler »[7]

À un autre niveau, les relations humaines semblent également pâtir de l’exiguïté des locaux :

«À ce propos, il faut rappeler aux copains que, lorsqu’ils n’ont pas une tâche précise à effectuer, il serait souhaitable qu’ils ne restent pas dans le local pendant les émissions »[8]

Pourquoi donc rester dans ce capharnaüm ? Malgré tous les désavantages qu’il comporte, ce choix d’emplacement a été effectué selon deux critères majeurs. Tout d’abord, Wally Rosell, le président-fondateur de l’association DMC, gérante de Radio Libertaire, appartient au groupe anarchiste Louise Michel. Naturellement, et en l’absence de tout moyen financier, Wally installe la radio dans le local de son groupe. Ce choix se justifie également par le fait que, pour émettre, il faut pouvoir installer son antenne le plus haut possible pour couvrir la zone la plus étendue possible. Ainsi, si on ajoute les 50 mètres de la butte Montmartre, par rapport au niveau de la Seine – Pont de Bercy, aux 14 mètres du bâtiment et aux 18 mètres de l’antenne, le sommet du dispositif d’émission culmine à 82 mètres. C’est pour ces raisons que le studio d’émission de Radio Libertaire est dissocié de son siège social, basé au 145 rue Amelot, la toute nouvelle librairie du Monde Libertaire. Cette dissociation n’est donc pas à l’époque une mesure de prudence vis-à-vis des forces de police ou d’agresseurs éventuels.

La localisation du studio est le résultat de l’absence de moyen financier adapté ainsi que du besoin de placer l’émetteur le plus en altitude possible afin de couvrir la zone la plus vaste possible.

Intégrer un nouvel espace de diffusion : un émetteur et une fréquence en FM.

Les anarchistes veulent émettre leurs idées et doivent choisir une fréquence. Où peuvent-ils se placer sur la bande FM parisienne nouvellement investie par des centaines de radios ?

Il faut pour cela choisir un émetteur. Julien a longtemps réfléchi. Il a étudié plusieurs dossiers de magasins français et italiens. Des notes, dans les marges de ces dossiers, nous indiquent que tout le dilemme était de concilier puissance d’émission et service après-vente. Acheté en Italie, il peut avoir une plus forte puissance qu’en France mais il n’y aura pas de service après-vente. Julien fait pourtant le choix de l’Italie et importe un émetteur en monophonie d’une puissance de 400 Watts et d’une antenne. Mis à part 3 radios soutenues par des groupes de presse nationale, l’émetteur de 400 Watts des anarchistes est l’un des plus puissants des premiers mois de la FM parisienne.

Initialement prévus sur la fréquence 95,4 MHz, les anarchistes renoncent. Quatre radios émettent déjà entre 95 et 96 MHz. Pis encore, Radio Cité Future, la radio du journal le Monde, l’une des trois radios les plus puissantes de la bande FM en septembre 1981, campe sur le 96 MHz, ce qui brouille Radio Gulliver située sur 95,7 MHz. Il est donc trop dangereux de s’installer dans cette zone. Les militants de Radio Libertaire optent donc pour une fréquence dans le début du spectre et installent leur fréquence sur le 89,5 MHz entre Radio Spartacus 89 MHz et Radio Gilda 91 MHz (Radio Gilda n’est autre que la radio de Patrick Fillioud, le fils de Georges Fillioud, le ministre de la Communication).

Lors des premières semaines, les anarchistes définissent le cadre de leurs émissions. Ils définissent une identité sonore afin d’être clairement identifiés par les auditeurs. Ils créent également les conditions techniques afin d’émettre en tenant compte de plusieurs contraintes : un budget très limité, une bande FM saturée et le besoin de surélévation de l’antenne.

Comment les anarchistes transcrivent-ils leurs idées dans des formats radiophoniques ?

Radio Libertaire est opérationnelle sur le plan technique. Sur le plan sonore, la station est clairement identifiable par les auditeurs. Les militants peuvent désormais se consacrer aux contenus de leurs émissions et ils doivent envisager les meilleurs formats afin de diffuser leurs idées.

Les anarchistes se réapproprient des formats radiophoniques classiques.

Les militants abordent une très grande diversité de thèmes. Des émissions expriment la vision des anarchistes sur la culture (l’informatique, l’architecture, le cinéma, le théâtre, la magie, la littérature, la poésie, les médias), les relations internationales (les conflits sociaux ou les guerres en Iran, en Allemagne, en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Roumanie et en Afghanistan sont évoqués) et l’histoire du mouvement libertaire (La Commune, histoire du mouvement anarchiste, la pensée de Proudhon, la pensée d’Élisée Reclus).

Les émissions de Radio Libertaire, organisées autour d’un invité, prennent la forme de causerie ou de débat. Ces causeries permettent d’exposer les propositions de sociétés des libertaires sur de multiples sujets. Ces causeries occupent une place centrale, mais elles sont agrémentées par de d’autres formats radiophoniques plus courts, comme le rapporte le critique littéraire André Laude :

« C’est le temps de « l’Invité du jour ». Autour de lui s’articule la soirée avec les annonces diverses, la revue de presse, assez « vacharde », le quart d’heure de musique classique … »[9]

Floréal Melgar en évoque même bien d’autres dans les colonnes du Monde Libertaire :

« Enfin aux rubriques quotidiennes – le quart d’heure de musique classique, « la crapule du jour », la revue de presse et commentaires – viendront s’ajouter des chroniques hebdomadaires. Il s’agira de l’espéranto (tous les vendredis de 20h à 21h), des nouvelles concernant les pays de l’Est (chaque Jeudi, de 20h à 21h) et d’une rubrique cinéma (les mercredis de 19h à 19h45). « Le livre de la semaine », ainsi qu’une chronique syndicale verront sans doute le jour les lundis et mardis, mais cela reste à confirmer. Les samedis, nos émissions seront essentiellement musicales (pas d’invité ce jour-là). Toutefois, certaines rubriques s’intercaleront dans le programme, notamment la lecture – courte – de textes formant ce qu’on peut appeler « les classiques du mouvement ouvrier », et la revue de presse des hebdomadaires. »[10]

Les anarchistes diffusent leurs idées, jusque-là inédites sur les ondes, à travers des formats classiques qu’ils se réapproprient : la causerie, la chronique, le quart d’heure, la rubrique, de brèves lectures.

Le rôle central de l’invité quotidien en question

Dès le départ, les militants réfléchissent à une programmation capable d’incarner dans l’espace sonore parisien les idées anarchistes. La première grille des programmes est construite afin d’occuper le créneau de 18h à 22h avec un invité quotidien.

Figure.1

.Fig. N°1 : Grille des programmes de Radio Libertaire de septembre 1981, archives de la Fédération anarchiste.

Au cours des premiers mois, le cœur de leur dispositif de programmation est l’invité :

« Les tout premiers invités de Radio Libertaire ont été des militants d’un certain âge, c’est-à-dire des militants confirmés de ce mouvement anarchiste ainsi que des artistes, principalement des artistes du monde de la chanson, ce qu’on appelait la chanson à texte. C’est ce qui a donné la couleur de la radio. Une radio à la fois politique avec le discours libertaire, puisque c’était la radio de la Fédération anarchiste, et puis un côté très ouvert sur le monde de l’art et de la chanson. »[11]

Ce sont les invités qui donnent la couleur de la radio. Ils sont le cœur de l’émission et cela ne va pas sans poser problème, comme le rappelle l’un des fondateurs de Radio Libertaire, Joël-Jacquy Julien :

« La qualité d’une émission dépend encore trop de la valeur radiophonique de l’invité. »[12]

Les émissions reposent sur les invités. L’exercice oral imposé par le média radiophonique n’est pas toujours réussi. Certes, les animateurs trouvent dans la radio un véritable outil de transmission de la mémoire et de la pensée libertaire, mais tous les invités ne sont pas des tribuns et les émissions deviennent rapidement ennuyeuses.

La nécessaire ouverture de la programmation

Dès lors, les anarchistes invitent des militants d’organisations proches, d’abord comme simples invités puis rapidement la Fédération leur propose d’animer leurs propres émissions. C’est ce qu’explique Floréal Melgar au micro de Joseph Confavreux, producteur de l’émission Megahertz sur France Culture.

« Joseph Confevreux : Est-ce que Radio Libertaire était conçue comme l’équivalent parlé du journal le Monde libertaire, c’est-à-dire pensé comme l’organe de la Fédération anarchiste, qui parlait surtout aux sympathisants anarchistes ?

Floréal Melgar : Non, alors c’est justement ce qui différencie Radio Libertaire, même encore aujourd’hui, je pense, du journal le Monde Libertaire. Le Monde Libertaire était avant tout un journal militant, avec les qualités que cela comporte, mais aussi les gros défauts, alors que Radio Libertaire a été conçue de manière plus ouverte, même si c’est quelque chose qui n’a pas été pensé, théorisé, avant que nous donnions naissance à Radio Libertaire. Cela a été un petit peu par la force des choses. Nous avons commencé à trois animateurs, mais très vite, et d’ailleurs par obligation, puisque l’une des premières décisions du gouvernement a été d’imposer aux radios existantes d’émettre, je crois douze heures par jour. Il a fallu grossir cette équipe d’origine. Des copains sont arrivés, mais même ces copains militants de la Fédération anarchiste qui sont venus nous épauler ne suffisaient pas à remplir la grille de programmation. Nous avons quand même établi une vraie grille de programmation et donc il a fallu faire appel à des gens qui étaient sympathisants, évidemment, mais qui n’étaient pas des militants encartés de la Fédération anarchiste. »[13]

Radio Libertaire ne peut plus être pensée comme un pur organe de propagande de la Fédération anarchiste. L’objectif éditorial de la radio est remodelé en profondeur par les contraintes propres du médium radiophonique : savoir exprimer clairement des idées dans un micro, capter et renouveler l’attention de l’auditeur sur un temps long. La structuration autour de valeurs d’ouverture aux autres organisations et aux invités non-militants est d’abord un dommage collatéral de la mise en place de la radio. Les forces militantes de la Fédération anarchiste sont très restreintes et les militants des groupes fédérés s’épuisent à la tâche : s’ils veulent obtenir une fréquence, ils doivent émettre au minimum quatre-vingt-quatre heures par semaine, soit douze heures par jour, selon la nouvelle réglementation. Radio Libertaire se réorganise. L’invité quotidien, qui constitue la tranche 18h – 22h, reste le cœur du dispositif de programmation, mais désormais les émissions s’étendent de 6h à 24h tous les jours.

Figure.2

Fig. N° 2 : Grille des programmes publiée dans le Monde libertaire du 23 décembre 1982

Le total des heures d’émissions est tout simplement quadruplé. L’augmentation peut sembler démesurée, même en invitant des organisations amies à venir faire des émissions. Mais les militants se plient aux règles des pouvoirs publics afin d’optimiser leurs chances d’obtenir une dérogation. L’ouverture aux autres courants libertaires, associatifs comme syndicaux, d’abord choisis par défaut, sous le double effet de la faiblesse structurelle de la Fédération et des nouvelles dispositions législatives, va être rapidement transformée en avantage : l’acquis radiophonique de la Fédération anarchiste permet à l’ensemble du mouvement libertaire de prendre la parole. L’ouverture devient la force de Radio Libertaire et permet l’agrégation de nombreux courants libertaires au sein d’une même œuvre de propagande.

La place singulière de la chanson française sur Radio Libertaire.

La programmation de Radio Libertaire se structure dans une grille des programmes qui permet à chaque organisation de trouver sa place. Les émissions à contenu parlé avec invité commencent en fin d’après-midi pendant la semaine et en début de matinée pendant le week-end. En dehors de ces créneaux, que se passe-t-il sur l’antenne Radio Libertaire ?

Dès les premières émissions, c’est la chanson française qui prend le relais dès que les micros se ferment. Dans l’invité quotidien, la chanson représente environ quatre-vingt-dix minutes, soit un large tiers des quatre heures d’émission. La partie musicale se compose de la façon suivante :

« La partie musicale est composée de 75 % de chansons et de sketchs d’expression française, 8 % de musique instrumentale moderne, 12 % de musique classique, 5 % de chansons en langues étrangères, soit respectivement en temps réel journalier : 72 mns, 8 mns, 12 mns, 5 mns.»[14]

Au bout de quelques mois de fonctionnement, le travail de propagande des idées anarchistes est pris très au sérieux et Julien reproche certains choix musicaux non-anarchisants. La programmation musicale semble être ce qui attire les auditeurs vers Radio Libertaire. C’est elle qui permet de fidéliser les auditeurs et de les attirer vers les idées anarchistes. Dans cette perspective, aucune erreur n’est permise :

« Hiatus de programmation de disques pour une station anarchiste : 2 exemples : Bill Deraime qui se définit lui-même (France Inter, émission Bikini) « comme un catholique pratiquant et chantant essentiellement cela et pour cela ! ». D’ailleurs ses textes sont transparents à cet égard. Il a commencé avec sa femme à l’harmonium (!) à chanter des négros spirituals dans les églises catho (et continue d’ailleurs). Passer My sweet lord de [Georges] Harrison (allumé de Krisna ou autre) – qui est un texte puant de bondieuserie est une (sacrée !) gaffe. Déjà la traduction du titre donne « mon doux – ou bon – seigneur ». Le reste à l’avenant. À ce titre il faut être circonspect sur les chansons de langues étrangères. Si les animateurs ne connaissent pas la traduction, beaucoup d’auditeurs la savent – prudence –. Passer des disques au bénéfice du doute pour la seule beauté musicale technique n’arrange rien car par exemple Lama ou Sardou sont parfaits pour ce critère. »[15]

La programmation musicale est un choix éditorial : une erreur dans le choix des titres et la couleur politique de la radio peut s’en trouver modifiée. Julien préconise également de se méfier des titres en anglais car, sous couvert de formes musicales novatrices, ils peuvent masquer des idées non anarchisantes voire réactionnaires.

La chanson française est l’axe fort de Radio Libertaire. Cette musique s’avère d’ailleurs être une niche à l’époque, tant les autres radios n’en jouent plus. Les programmateurs des radios ont progressivement remplacé la chanson française par la musique disco. Ce sont donc au bas mot un million d’auditeurs qui étaient touchés par ces chanteurs sans véritables accès à la radio ni, surtout à la télévision (Ory, 1983). Les chansonniers sans débouchés et les professionnels du disque, suivis par les médias et les pouvoirs publics, crient à la « crise de la chanson française ». La Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) et la Société du Droit de Reproduction Mécanique (SDRM) tirent la sonnette d’alarme et alertent l’Assemblée Nationale puis le Ministère de la Culture.

De nombreux chansonniers, imprégnés des idées de Mai 1968 se retrouvent sans débouchés et sans accès à l’opinion publique. Julien, chansonnier lui-même, ancien élève du petit conservatoire de Mireille, appartient à ce très large réseau de chansonniers. Radio Libertaire devient alors un moyen de faire écouter à des milliers d’auditeurs les productions de nombreux artistes en quête de reconnaissance : Lavilliers, Font et Val, Jacques Florencie, Hubert Félix Thiefaine, Jean Guidoni, Daniel Vachée, Higinio Mena, Serge Utgé-Royo et bien d’autres trouvent un espace d’expression vers le grand public en Radio Libertaire. Les deuils de Jacques Brel (décédé en 1978) et de Georges Brassens (décédé en 1981) ont permis de mesurer l’étendue de la présence des poètes-chanteurs en France (Ory, 1983) et de raviver l’intérêt des auditeurs pour cette musique.  De plus, la relation qui se noue entre la radio des anarchistes et les chansonniers engagés n’est pas à sens unique : lorsque Radio Libertaire se retrouve menacée de saisie les artistes viennent jouer gratuitement pour renflouer ses caisses (Patiès, 2016).

Figure.3

Fig. N° 3 : Gala de soutien à Radio Libertaire et au Monde Libertaire du 11 novembre 1982 à la Mutualité

La chanson française est le credo de Radio Libertaire, mais rapidement cette programmation va se diversifier. Certains animateurs souhaitent redonner à d’autres formes marginales de culture un droit de cité. Dans l’émission Trisomie 21, les animateurs proposent trois chroniques : la première sur le free jazz, la seconde sur la bande dessinée et la troisième sur le « rock’n’raggae ». Ces trois chroniques deviennent trois émissions autonomes. Trisomie 21 est désormais dédiée à la musique rock. Pour eux, le rock est un « moteur de l’évolution culturelle. […]. Le rock a été, et demeure, un mode d’expression, l’expression d’une révolte contre un monde qui lui est hostile »[16]. Il cite également le cinéaste allemand Wim Wenders : « cette musique a d’ailleurs beaucoup à voir avec ma génération : elle me donnait conscience d’un changement possible vers quelque chose de plus authentique que la culture bourgeoise »[17]. La chronique sur le free jazz devient l’émission Jazz en liberté. L’émission est animée par Jean-Pierre et Thierry. Selon eux, Cette musique est elle aussi politique : elle tisse les liens entre politique (rejet de la domination blanche dans la musique) et religion (islam adopté par les noirs). Puis l’émission étend son domaine à l’ensemble des musiques improvisées, symbole de liberté et d’expression individuelle. Cette musique permet aux animateurs d’exprimer des idées politiques à l’antenne : réflexions sur le rejet de la guerre du Vietnam dans les années 1970, dénonciation la politique du Ministère de la Culture et de la Communication (taxes, monopole de l’industrie du disque, marchandisation de la musique).

Dès le départ, les anarchistes optent pour des formats sonores existants, inspirés de leur journal papier ou des conférences publiques. Un invité quotidien constitue le cœur de la programmation. Mais rapidement, les militants expérimentés étant limités, la programmation tourne en rond et les animateurs s’épuisent. L’ouverture de l’animation à d’autres organisations proches des anarchistes s’avère indispensable. La chanson française engagée, puis les musiques militantes, deviennent également un élément attractif pour les auditeurs.

Conclusion

À travers le cas de Radio Libertaire, il est possible d’entrevoir les profonds renouvellements de l’écriture radiophonique au cours de la période des radios libres. Comme des centaines d’autres groupes associatifs ou militants de tous bords politiques, les anarchistes créent ex nihilo une radio capable d’émettre et de diffuser les idées anarchistes sur les ondes parisiennes avec des moyens techniques et financiers extrêmement réduits. Désormais, pour quelques milliers de francs, il est possible de créer sa propre radio et de diffuser ses idées dans un espace d’écoute massif : l’Ile-de-France compte jusqu’à 10 millions d’auditeurs potentiels. Les anarchistes innovent et se saisissent de cette opportunité pour produire leur propre radio. Le paysage radiophonique français est radicalement transformé. Désormais, les anarchistes peuvent s’exprimer au même titre que les radios d’État et les radios périphériques sur les ondes, la seule limite étant géographique : la modulation de fréquence ne peut pas émettre à plus de cinquante kilomètres mais la qualité d’écoute est supérieure aux grandes ondes. Afin de donner à entendre leurs idées, les anarchistes n’innovent pas dans le domaine des formats. Ils se réapproprient des formes journalistiques anciennes, qu’ils adaptent aux enjeux sonores. L’usage de ces formats classiques permet d’attirer de nouveaux auditeurs vers les idées anarchistes, jusque-là écartées des antennes des radios d’État ou des radios périphériques. Les moyens humains et financiers limités de Radio Libertaire obligent également les anarchistes à innover et à diffuser des contenus produits par des organisations amies (CNT, libre-pensée, espérantistes) ainsi que des contenus musicaux pré-produits. Radio Libertaire est une radio politique mais aussi une radio musicale dont le flux est alimenté par des éléments produits par des tiers. Aucune autre radio ne promeut de chanson française engagée. Les anarchistes utilisent ces chansons afin de tenir le temps d’émission imposé par l’État et de diffuser des idées anarchistes sous une forme mélodique que les radios d’État ont exclue jusque-là. Bien avant internet, la modulation de fréquence (FM), une technologie délaissée des grands groupes de médias de l’époque, a permis la prise de parole sur les ondes de groupes sociaux parfois anciens, comme les anarchistes, qui étaient jusque-là exclus d’une représentation radiophonique. Le cas de Radio Libertaire illustre ce renouvellement considérable de l’écriture radiophonique au début des années 1980. Cette nouvelle forme d’écriture se compose d’un nouveau mode de diffusion (la FM), d’une réappropriation des formes radiophoniques existantes (identité sonore de la station, formats des émissions) et dans la production de contenus jusque-là bannis des ondes radiophoniques (idées anarchistes, idées syndicalistes, émission en esperanto, chansons françaises engagées, musiques alternatives).

Bibliographie

CHAUVEAU Agnès. L’audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute Autorité, Paris : Presses de Sciences Po, 1997, 543 p.

LEFEBVRE Thierry. La bataille des radios libres, 1977-1981, Paris : INA / Nouveau monde, 2008, 421 p.

MAITRON Jean. Le mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1992 : 2 volumes (485 et 439 p.).

ORY Pascal. L’entre-deux-Mai : histoire culturelle de la France mai 1968 – mai 1981, Paris : Le Seuil, 1983, 375 p.

PATIÈS Félix. Radio Libertaire en 1984 : vers la légalisation ?, Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°121, juillet – septembre 2014, pp.95-105.

PATIÈS Félix. Radio Libertaire et la défense d’une francophonie alternative sur la bande FM, Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°130, octobre – décembre 2016, pp. 55-62.

Notes

[1] Le Monde Libertaire, 8 Juin 1978, p. 7.

[2] Dossier de « Demande de création d’une radio en modulation de fréquence par dérogation au monopole d’État de la radiodiffusion », daté du 18 Février 1982, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite « 1982 ».

[3] Robert, Liaison nord Haute-Vienne, « Contribution au congrès du Havre », Bulletin intérieur, n° 194, p. 25.

[4] JULIEN, Joël-Jacky, « Nécessité fait loi », Le magazine libertaire, n° 7, Septembre 1985, p. 2 – 4.

[5] JULIEN, Joël-Jacky, « Nécessité fait loi », op. cit. p. 2 – 4.

[6] JULIEN, Joël-Jacky, « Nécessité fait loi », op. cit. p. 2 – 4.

[7] JULIEN, Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », 5 Janvier 1982, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite 1981.

[8] FONTLUPT, Jocelyne, note interne « À propos de l’organisation de Radio Libertaire », archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, année 1981.

[9] LAUDE, André, « libre comme l’air : radio libertaire », Les nouvelles littéraires, 25 Février au 4 Mars 1982.

[10] MELGAR, Floréal, « Radio Libertaire – La voix sans maitre : Demandez le programme ! », Le Monde Libertaire, 29 Octobre 1981, p. 7.

[11] CONFAVREUX, Joseph, « Que reste-t-il du temps des radios pirates ? » avec la participation de Antoine LEFEBURE, Floréal MELGAR et Thierry LEFEBVRE dans Megahertz, 59 min, France Culture, Paris, 17 Juillet 2010, 48e à 49e minutes.

[12] JULIEN, Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », op. cit.

[13] CONFAVREUX, Joseph, op. cit., 44e minute.

[14] Lettre à Monsieur Jean Loup TOURNIER, directeur de la SACEM, 21 Septembre 1981, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite 1981.

[15] JULIEN, Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », op. cit.

[16] DELAVAU, Thierry, « Trisomie 21 », Monde Libertaire, 7 Juillet 1983, p. 15.

[17] DELAVAU, Thierry, op. cit.

Pour citer cet article

Référence électronique

Félix PATIÈS, « Les radios libres renouvellent l’écriture radiophonique : Le cas de Radio Libertaire de 1978 à 1986 », RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019, mis en ligne le «15/03/2019», URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/radios-libres-radio-libertaire/

Auteur

Félix PATIÈS, est enseignant dans le secondaire à Aubervilliers. Il était anciennement à Paris 1 Panthéon Sorbonne et à l’INA.

Courriel : félixpat@hotmail.fr

« La radio est le plus grand professeur de France » : la causerie radiophonique pour transmettre les savoirs historiques (années 1945 – années 1960)

Céline LORIOU

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Résumé

Les causeries historiques de l’Heure de culture française diffusées sur le Programme National puis sur France Culture, permettent étudier un genre radiophonique dont le mode d’expression s’appuie sur des formes culturelles et intellectuelles déjà existantes, en particulier celle du cours magistral. Dans un premier temps, l’article analyse les conditions de production de ce programme, à partir d’archives écrites, puis, dans un second temps, il les met en regard avec les émissions radiodiffusées pour étudier les modalités de la parole professorale entre les années 1940 et 1960. Enfin, la réception de ces émissions est approchée pour mieux comprendre leur disparition avant de retrouver des traces de ces monologues professoraux à l’heure où la radio se pense en « média global » et se présente sous une forme « enrichie » et « augmentée ».

Mots-clés : radio, histoire, causeries radiophoniques, conférences, parole professorale, web

Abstract

History scholar talks of the Heure de culture française broadcast on the Programme National and later on France Culture are used to analyse a radio genre whose mode of expression is based on already existing cultural and intellectual forms, i.e. the academic lecture. First, this article focuses on the production aspect of the programme by analysing written archives. Second, it puts these archives in perspective with the broadcast programme in order to examine the academic mode of speech between the 1940s and the 1960s. Finally, the article covers the reception of this programme to better understand its extinction before looking for ultimate traces of these professorial monologues in the age of enriched broadcasts and “global media”.

Keywords: radio, history, radio scholar talks, conferences, academic speech, web

Resumen

Las tertulias históricas de la Heure de culture française retransmitidas en el Programme National y más tarde en France Culture, permiten analizar un género radiofónico cuyo modo de expresión es influenciado por formas culturales e intelectuales ya existentes – en particular la clase magistral. Primero, el artículo analiza las condiciones de producción del programa con archivos escritos. Segundo, relaciona estos archivos con los programas retransmitidos para estudiar las modalidades de la manera de hablar académica entre los años 1940 et y los años 1960. Por fin, el artículo estudia la recepción del programa para entender mejor su desaparición y acaba por buscar trazas de estos monólogos profesorales en la edad de la radio aumentada y del “global media”.

Palabras clave: radio, historia, tertulia radiofónica académica, conferencia, manera de hablar académica, web

Lorsque la radio se développe en France pendant l’entre-deux-guerres, certains vulgarisateurs saisissent rapidement l’intérêt de ce nouveau média pour transmettre les savoirs auprès d’un public large : « le rôle que peut jouer la TSF dans l’instruction populaire est véritablement énorme… on conçoit bien des cours généraux sur la physique, la chimie, l’électricité ou toute autre matière » remarque ainsi le vulgarisateur scientifique Louis Baudry de Saunier dès 1923 (Raichvarg et Jacques, 1991 : 229). Bien qu’il n’évoque que les sciences, la radio, et plus particulièrement les postes d’État, ne tardent pas à se saisir de toutes sortes de disciplines – lettres, histoire, agriculture, médecine – à la fois sous la forme de cours, puisque des retransmissions d’enseignements de la Sorbonne sont organisées dès 1927 (Prot, 1998 : 553) mais également par des causeries, dès les années 1930 (Méadel, 1994 : 284-288).

La radio vient offrir un nouveau moyen d’aborder les grandes disciplines en même temps qu’elle se façonne une mission d’éducation auprès des auditeurs, qu’il s’agisse du public scolaire ou des adultes, dans une démarche d’éducation populaire. Dans ce deuxième cas de figure, parmi un large éventail de formats et de dispositifs radiophoniques utilisés après la guerre pour transmettre les connaissances et les savoirs, trois types de programmes s’appuient sur un discours de type monologique en se calquant sur « des formes existantes, parfois dans leur expression la plus canonique » (Waquet, 2003 : 145) : le cours, la conférence et la causerie. Bien qu’ils reposent tous les trois sur la parole d’un professeur ou spécialiste de la question, la causerie se distingue des deux autres formes par sa durée plus brève – une quinzaine de minutes contre une demi-heure ou une heure pour la plupart des cours et conférences – et par le fait qu’elle soit préparée et coordonnée à l’intérieur de l’institution radiophonique[1].

Sur la chaîne culturelle du service public, le Programme National (transformé en France-Culture en 1963 au terme de plusieurs changements de noms), l’Heure de culture française, s’est fait une spécialité de la causerie pédagogique à destination d’adultes. L’émission, diffusée entre 1945 et 1970, prend la suite de l’heure scolaire, émission destinée au public scolaire, initiée par Jean Zay en 1937 puis prolongée pendant l’occupation sur Radio-Vichy par l’Heure de l’éducation nationale (Lefebvre, 2013 : 110). Pendant une heure chaque matin[2], l’Heure de culture française propose une série d’exposés didactiques sur l’histoire, les lettres, les sciences, la philosophie ou les arts par des professeurs[3], souvent en poste à la Sorbonne, à l’Institut ou au Collège de France. S’il existe une grande variété d’émissions pour aborder l’histoire à la radio, de l’entretien à l’évocation scénarisée, du montage d’archives à l’émission de récit, les causeries nous donnent à entendre des professionnels de la transmission des savoirs, professeurs et historiens, parler seuls face à un micro. Tout comme lors d’un cours, c’est par leur voix que s’opère la transmission dans le cadre de la causerie. Cependant, le public visé n’est pas le même et le contexte matériel diffère, l’amphithéâtre étant remplacé par le studio et la chaire par le micro, sans parler de la durée de la causerie qui ne peut excéder quinze minutes, selon le format en vigueur depuis les années 1930 (Méadel, 1994 : 284).

Ce type d’émission nous conduit ainsi à nous demander si l’on peut parler à l’auditeur de radio comme au public d’une conférence ou aux étudiants d’un amphithéâtre ? En se concentrant sur les causeries historiques diffusées dans l’Heure de culture française, cet article tentera de montrer comment se concilient mission éducative et contraintes radiophoniques de l’après-guerre à la seconde moitié des années 1960. Pour cela, l’ensemble du processus médiatique, de la production à la réception de ces causeries, sera pris en compte. Dans un premier temps, les conditions de production de cette émission seront étudiées grâce aux dossiers de préparation laissés par l’un de ses conférenciers réguliers, Charles Samaran, archiviste-paléographe et historien, auteur de plus de deux cents causeries entre 1947 et 1959. Dans un second temps, à partir d’un échantillon de causeries historiques prises sur cinq saisons radiophoniques différentes[4], nous nous pencherons sur les modalités de la parole des historiens, afin de voir comment ils s’adaptent au média radiophonique ou, au contraire, comment ils reproduisent des pratiques langagières propres au cours magistral. Enfin, nous nous intéresserons à la réception de ces causeries historiques avant de terminer sur les résurgences de monologues professoraux à l’heure où la chaîne culturelle se pense comme un média global.

Les conditions de production d’une émission culturelle

À partir de 1945, l’Heure de culture française est coordonnée par Roger Lutigneaux, homme de radio qui s’occupait déjà des émissions de l’Éducation nationale pendant l’occupation ; en 1955, il devient également le directeur des émissions éducatives et culturelles de la radiodiffusion française, jusqu’à son décès en 1957 (Prot, 1998 : 371-372). L’émission est programmée quotidiennement, selon une répartition thématique des jours de la semaine : dans les années 1950, le lundi est consacré aux civilisations anciennes, le mardi aux variétés littéraires, le mercredi aborde les connaissances scientifiques, le jeudi est dédié à la vie intellectuelle et à la littérature et enfin, l’émission du vendredi porte sur les civilisations occidentales (Thill 1955) – un plan général qui a pu évoluer au gré des grilles de programmes, mais est resté structuré autour des lettres, de l’histoire et des sciences.

Chaque heure d’émission quotidienne traite d’un sujet qui se voit décliné en plusieurs causeries. À titre d’exemple, la série du vendredi sur « Les origines de la civilisation occidentale » se propose, entre août et décembre 1947, de faire défiler la chronologie de la civilisation européenne en partant des Romains pour arriver à Louis XI[5]. Le 31 octobre 1947, l’émission sur « La conquête de l’Angleterre par Philippe Auguste » est déclinée en quatre exposés sur les Capétiens et les Plantagenets (Louis Halphen), la bataille de Bouvines (Charles-Edmond Perrin), Philippe Auguste (Charles Samaran), et le croisé Geoffroi de Villehardouin (Mario Roques) – bien qu’ils soient tous liés à la thématique de la matinée, ils restent compréhensibles indépendamment les uns des autres. Quotidiennement, l’émission sollicite donc trois à six conférenciers, dont certains deviennent des collaborateurs réguliers du programme et font part de leurs idées de causeries et de sous-séries thématiques à Roger Lutigneaux, lequel établit la programmation générale de l’émission.

Cependant, le contenu de l’émission est en grande partie préparé en dehors des locaux de la station, par les conférenciers eux-mêmes. Pour en retracer les conditions de production, il faut se tourner vers les archives privées laissées par certains d’entre eux, comme Charles Samaran, collaborateur de l’Heure de culture française de 1947 à 1959. Dans le fonds qu’il a déposé aux Archives Nationales en tant qu’ancien directeur général des Archives de France (1941-1948), six cartons sont d’une grande richesse pour comprendre la fabrique d’une émission de causeries radiophoniques : on y trouve en effet la correspondance échangée avec la station, ses idées de causeries ainsi que ses dossiers de préparation comprenant notes de recherche et scripts. Bien que les conférenciers préparent leurs textes en toute autonomie, Lutigneaux les informe par courrier des modalités d’enregistrement et du format attendu d’eux pour le programme : « le texte de chaque exposé ne doit pas dépasser huit minutes, ce qui représente, selon le débit de l’orateur, cent à cent-vingt lignes de dactylographie »[6], la page dactylographiée devenant ici l’unité de mesure du temps radiophonique.

Pour rédiger ses causeries, Charles Samaran s’appuie sur un important travail de recherche documentaire et de lecture : le dossier de préparation d’une causerie sur Henri IV diffusée le 12 mars 1948 contient une quarantaine de petites fiches dans lesquelles il liste les ouvrages à consulter, les numéros de pages qui l’intéressent, puis classe par feuillets thématiques les éléments et citations qui l’aideront à rédiger son texte. De la description physique du roi à la liste de ses maîtresses, en passant par sa saleté légendaire, le conférencier rassemble les éléments qui l’aideront à dépeindre le personnage d’Henri IV aux auditeurs, conformément à sa conception de l’histoire :

« L’utilité de l’histoire ? J’avoue que je la vois surtout dans la vie des grands hommes. Exposer la vie et les œuvres de certains grands hommes, de façon à y intéresser la jeunesse, c’est incontestablement agir utilement sur la jeunesse. »[7]

Répertoriée sur une feuille volante, une liste d’idées de causeries permet également de mieux entrevoir le type d’histoire qui lui semble le plus approprié pour intéresser les auditeurs : « Cyrano, d’Artagnan, L’origine des transp. en commun, Y a-t-il eu des ours à Paris ?, Les oubliettes », des sujets attirants et instructifs qui peuvent se prêter au format court des causeries.

Dans un autre dossier, le texte d’une causerie sur « Hasting et Rollon » nous offre la possibilité de comparer deux versions de la causerie, l’une, manuscrite, en cours d’élaboration, l’autre, dactylographiée, telle qu’elle a été lue au micro. Dans la première version, les nombreuses ratures et les rajouts de morceaux de textes, parfois inscrits sur des morceaux de papiers collés au feuillet principal, nous permettent de constater que l’écriture de la causerie se fait en plusieurs temps et que le format radiophonique dans lequel le texte devra s’insérer conduit à une relecture orale, qui permet d’ajuster une formulation, de préciser une phrase ou de réorganiser certains paragraphes pour tenir le temps imparti (Photos 1 et 2).

Loriou Photo 1

Loriou Photo 2

Fig. n° 1 : version manuscrite et version dactylographiée du début de la causerie « Hasting et Rollon » préparée par Charles Samaran et diffusée le 25 janvier 1954 (Archives Nationales 642AP/36).

Une causerie écrite et lue : modalités de la parole professorale à la radio

Jusque dans les années 1950, la direction des émissions culturelles se pose régulièrement la question de remplacer les professeurs-orateurs par des speakers pour la lecture des causeries[8]. En effet, il arrive que ceux-ci n’aient pas conscience du strict respect du temps d’antenne qu’impose la radio ou qu’ils ne parviennent à trouver « l’accent qui frappe, le rythme qui entraîne irrésistiblement l’auditoire » (Lutigneaux, 1944 : 6). En effet, toute situation d’oralité obéit « à des règles précises et particulières qu’il convient de suivre sous peine d’insuccès ou, pour le moins, d’une performance limitée » (Waquet, 2003 : 151). Malgré cela, Lutigneaux préfère l’orateur au speaker, le seul capable d’apporter « une présence, une personnalité, une conviction, bref une authenticité que nous n’aurions pas sans lui » (Lutigneaux, 1956 : 270).

Convaincu de l’existence d’un style radiophonique, le directeur des émissions culturelles recommande toutefois à ses collaborateurs de rédiger leurs causeries, car l’écriture préalable permet d’apporter « densité » et « pureté » à un texte sur lequel les orateurs pourront improviser au moment de l’enregistrement tout en disposant d’un cadrage clair (Lutigneaux, 1956 : 266-267). Cependant, la plupart des causeries de l’échantillon donnent à entendre une parole formalisée par un texte préparé à l’avance, finement minuté, figé par la forme dactylographiée et qui laisse peu de place à la spontanéité ou à l’improvisation. Car les orateurs sollicités pour les causeries historiques de l’Heure de culture française sont pour la plupart des historiens qui se pensent plus volontiers comme des représentants de la civilisation du livre et du monde de l’écrit et tendent à oublier la place cruciale occupée par l’oralité à la fois dans leur carrière et dans la transmission des connaissances scientifiques (Waquet, 2003 : 21-69). Par ailleurs, privés de leurs repères habituels (amphithéâtre, présence d’un auditoire), ils n’ont pas d’autre choix que de lire leur texte – ce que confirme, dans les enregistrements, le bruit des pages tournées au fur et à mesure de la lecture – dans un ton qui reste professoral, voire magistral.

La plupart des causeries de l’échantillon sont fortement imprégnées des pratiques académiques de ceux qui les prononcent : pluriel de modestie[9], rythmique des phrases qui permettrait la prise de notes, ou encore annonce d’une problématique lorsqu’André Piganiol parle de « Rome et les invasions barbares » – ces procédés, indispensables face à un public d’étudiants, semblent s’être ancrés dans les pratiques orales de ces professeurs, à tout le moins dans le cadre de monologues. C’est ainsi qu’en ce mitan du XXe siècle, la radio prend volontiers les traits de « plus grand professeur de France » (Thill, 1955) et que certains professeurs semblent ne voir en elle qu’un amplificateur d’une parole magistrale ou l’extension d’un amphithéâtre (Chotkowski Lafollette, 2008 : 11), négligeant le fait que ces causeries ne peuvent être un cours abrégé en une quinzaine de minutes. Roger Lutigneaux en est lui-même intimement convaincu : « il s’agit de faire court, mais non de résumer : il s’agit de choisir ce que l’on a à dire » (Lutigneaux, 1956 : 267). Parmi les vingt orateurs de l’échantillon, quelques-uns, comme Lucien Febvre, Fernand Braudel ou Charles Samaran, semblent avoir structuré leur causerie pour s’adresser à un public invisible et diversifié en évitant de verser dans l’érudition ou de tomber dans l’écueil de la monotonie du monologue.

Avec un ton oral assez conventionnel, Samaran se démarque du canevas du cours magistral en soignant l’introduction de ses causeries, pour inciter l’auditeur à prolonger l’écoute. Dans sa causerie sur Henri IV, il commence par mettre en avant des éléments bien connus de la vie du roi, sans le nommer, pour mieux piquer la curiosité des auditeurs :

« Un méridional avant tout, un Béarnais ou un Gascon, c’est tout comme. Né en 1553 à Pau, dans ce château des Vicomtes de Béarn, où se montre encore l’énorme écaille de tortue qui lui servit peut-être de berceau, baptisé à la gousse d’ail et au vin de Jurançon […] ».

Dans une causerie du 16 janvier 1948 sur la cour de François Ier, Lucien Febvre s’adresse directement aux auditeurs pour les faire entrer avec lui « dans le grand livre de l’Histoire » qu’il a su agrémenter de nombreuses descriptions visuelles en employant toutes les ressources dramatiques de la voix parlée : « Mais la cour ? La cour ?! Elle suit… Elle est sur les grands routes, dans les bois, à travers les labourés. Ce n’est pas une cour – c’est une caravane ! […] ». Il donne à voir la cour en déplacement (« Voilà le campement ») et la quantité de métiers qui se déplacent avec le roi (« le peuple des cuisiniers, des sauciers, rôtisseurs, pâtissiers, tout ce monde-là – à cheval ! – se hâte vers le gîte d’étape »). Pour illustrer, dans un article, l’adéquation entre style radiophonique et culture, c’est justement le début d’une causerie de Febvre sur Luther que Roger Lutigneaux cite :

« Martin Luther ! Qu’il est donc difficile de bien parler de cet homme ! Oh, il n’est pas malaisé, sans doute, quand on a la conscience et la religion de son métier, il n’est pas difficile de préserver son sens critique des brutales affirmations des ennemis de Luther, ou des pieux mensonges de ses amis ! Mais il est difficile, et pour un Français surtout, de comprendre Luther, de le saisir et de lui rendre justice, parce que Luther est foncièrement Allemand […] » (Lutigneaux 1956 : 268)

Il faut toutefois préciser que, même devant le public du Collège de France, l’historien était connu pour ses « improvisations verbales » (Waquet, 2003 : 65). Par ailleurs, cette référence de Lutigneaux à l’un de ses plus brillants orateurs ne doit pas donner l’illusion que toutes les causeries de l’Heure de culture française étaient structurées avec un tel souci des auditeurs. C’est même par contraste avec le style des causeries de Febvre que la tournure magistrale de la plupart des autres exposés paraît inappropriée dans une émission qui n’est pas destinée à un public scolaire. Car, l’ensemble de normes qui entourent les différents genres d’oralité « demeure souvent invisible jusqu’à ce qu’un incident amène à en prendre acte » (Waquet, 2003 : 156).

Réception, disparition et résurgence de la causerie historique

Au terme de l’écoute de l’échantillon de causeries, on peut dire que la dimension de la réception semble avoir été négligée par un grand nombre de professeurs-conférenciers au moment de l’enregistrement. Peu habitués à l’utilisation du micro et encore moins familiers de ce nouvel exercice médiatique en l’absence d’un public, ils semblent oublier que la causerie se destine à être écoutée par des auditeurs, qui recherchent dans les programmes de radio une dimension d’« écoute située » (Glevarec, 2014 : 124), c’est-à-dire ancrée dans un direct, dans une simultanéité avec la voix qui s’exprime au micro, et se retrouvent à lire un texte qu’ils n’adressent à personne.

Les critiques formulées dans la presse spécialisée – que l’on retrouve dès les années 1930[10] – vont dans ce sens :

« Ce qui semble manquer le plus à ces textes, c’est le style […]. Les auteurs oublient trop souvent qu’il existe un style radiophonique qui n’est ni le stylé parlé proprement dit, ni le style écrit. Pour captiver leur auditoire, les auteurs […] auraient intérêt à simplifier, clarifier, imager leur exposé. […] Bien qu’il nous manque suffisamment de recul pour juger, disons franchement à ces messieurs de l’Institut ou du Collège de France : « Écrivez vos causeries – soit – mais, de grâce, épargnez-nous-en la lecture ! » À chacun son métier. » (Berger, 1947)

Malgré cela, des rapports internes à la RDF puis à la RTF indiquent que l’Heure de Culture française a su « remporter les suffrages du public et de la presse » comme en témoignent les demandes régulières de rediffusion de certaines causeries[11] et les synthèses des courriers d’auditeurs :

« Comme toujours également la Culture Française ne nous vaut que des compliments. On regrette l’horaire de cette émission que l’on voudrait voir passer à une heure de plus grande écoute. “Ceux qui veulent s’instruire, nous écrit un auditeur dont la lettre me paraît significative, ont autant de droits que les autres”. »[12]

La direction de la radiodiffusion est en tout cas consciente que l’émission touche « un public assidu mais relativement restreint par rapport à la grande masse des auditoires assez indifférente à l’Histoire de la Chine ou des mathématiques »[13]. En dépit des critiques formulées par la presse, les causeries de l’Heure de culture française perdurent sans véritable changement dans le ton des conférenciers, en dehors de différences liées au rajeunissement progressif des professeurs conviés, à l’évolution des pratiques langagières ou à la « radiogénie » de certains individus. En somme, de l’après-guerre au milieu des années 1960, la plupart des historiens structurent leurs causeries radiophoniques sur le modèle des cours et conférences qu’ils sont habitués à donner, du point de vue du vocabulaire, du ton employé ou de l’organisation générale du propos.

Il est toutefois intéressant de remarquer que le progressif abandon des causeries radiophoniques, à tout le moins dans le domaine historique, que l’on remarque à partir de 1965 dans l’Heure de culture française, est concomitant de la critique grandissante du cours magistral par les étudiants (Héry, 2007 : 129). La crise de mai 1968, qui amplifie cette contestation, est aussi celle qui écorne l’autorité professorale en invitant à repenser les pratiques et la relation pédagogique entre professeurs et étudiants (Héry, 2007 : 164) – ce qui peut impliquer une évolution de la manière de parler et d’écouter, dans l’amphithéâtre ou à la radio.

Cependant, en raison du progressif abandon des causeries historiques au cours de la seconde moitié des années 1960, il ne nous est pas possible de conclure à la disparition ou à la pérennité d’une approche magistrale des causeries, dans leur ton, leur rythme ou leur structure après 1968. On peut toutefois remarquer la volonté de France-Culture de restructurer ses programmes culturels à partir de 1966-1967 dans des journées thématiques réparties par disciplines, avec des émissions qui ne reposent plus sur des causeries : le lundi, attribué à l’histoire, privilégie désormais les entretiens (Les Lundis de l’Histoire, 1966-2014) ou les émissions mêlant commentaire, lectures et archives (Les Dossiers de l’Histoire, 1966-1968). Télérama (1966) parle d’ailleurs d’un « France-Culture rajeuni » qui n’est « pas un programme guindé » mais « une voix amie, personnalisée ». En effet, dans un contexte où les radios périphériques (RTL, Europe n°1) abreuvent leurs auditeurs de contenus divertissants dans un ton toujours plus décontracté, alors également que certains programmes se mettent à donner la parole aux auditeurs (comme Allo Ménie sur RTL à partir de 1967), le style monologique et professoral des causeries peut paraître démodé, d’autant plus que sur France Inter, les évocations scénarisées font le succès de La Tribune de l’Histoire depuis les années 1950. Les émissions de récit historique, qui se multiplient sur France Inter à partir du milieu des années 1970 et qui reposent elles aussi sur un monologue, se démarquent fortement des causeries en accordant une grande part à la narration – Alain Decaux, Eve Ruggieri, Henry Amouroux ou encore l’universitaire Pierre Miquel se prêtent à l’exercice en endossant le rôle de conteurs plutôt que celui de professeurs (Robert, 1984). Pour ce qui est des historiens universitaires, c’est ensuite surtout dans des émissions d’entretiens qu’ils sont conviés à transmettre les savoirs historiques[14].

Plus récemment, l’émergence de la radio « enrichie » ou « augmentée » (Equoy Hutin et Chauvin Vileno, 2016) et l’introduction de la vidéo sur le site internet de France Culture ont permis une nouvelle valorisation de la parole professorale : des conférences filmées, organisées en public par diverses institutions comme la Bibliothèque nationale de France, l’Institut du monde arabe ou des universités sont diffusées par la chaîne culturelle sur un espace « Conférences ». Bien qu’il ne s’agisse pas de contenus spécialement produits pour la radio, on retrouve sur cette plateforme la diversité qui présidait déjà à l’Heure de culture française ou aux Grandes conférences que la station retransmettait à la même période : sciences humaines et sociales, sciences exactes, philosophie, lettres, art, toutes les disciplines sont susceptibles de faire l’objet d’une retransmission de conférence et la chaîne culturelle se constitue ainsi une prestigieuse « bibliothèque numérique » alimentée par des contenus exigeants d’un point de vue académique, mais sans les coûts de production qui incombent normalement à la réalisation d’une émission. La plateforme permet également de valoriser et relayer des émissions de la chaîne en lien avec la thématique de chaque conférence. « France Culture Conférences » est également présente sur Facebook et Twitter pour faciliter le partage des contenus, ce qui donne une meilleure visibilité aux différentes institutions partenaires, y compris auprès d’un public qui n’irait pas forcément voir ces conférences en vrai ni chercher leurs vidéos sur des sites institutionnels.

Ainsi, pour les causeries de l’Heure de culture française comme pour les conférences relayées sur France Culture, il s’agit d’utiliser un nouvel outil, un nouveau medium pour appliquer à une audience plus large une forme de transmission des savoirs déjà existante (le cours magistral, la conférence). Car ne peut-on pas comparer la tentative de faire parler les historiens de l’Institut et du Collège de France à la radio à celle, plus actuelle, qui cherche à diffuser des conférences sous forme de vidéos rassemblées sur une plateforme et partagées sur les réseaux sociaux ? Cela témoigne, en tout cas, du rôle de France Culture comme prescriptrice de contenus culturels et académiques pour un public plus large et peut-être plus diversifié que celui des différentes institutions. Actrice centrale de la transmission des savoirs historiques, la station de radio redéfinit au fil des décennies ses choix éditoriaux pour répondre à cette mission : se présentant depuis la fin des années 2010 comme « le média global des idées, des savoirs et de la création », c’est tout naturellement qu’elle cherche à ne négliger aucun support. Mais il faut tout de même souligner le paradoxe qui réside dans le fait de proposer sur le site d’une radio la version vidéo de conférences dont les images sont en réalité peu nécessaires à la compréhension du propos des orateurs. Tout comme le possible risque que court la chaîne en se transformant en bibliothèque numérique, en une « radiothèque » (Glevarec, 2014 : 130) qui n’existerait plus qu’à la carte et remettrait ainsi en question ce qu’est le « propre de la radio » (Glevarec, 2014).

Conclusion

Cette étude sur les causeries historiques de l’Heure de Culture française a permis de mettre en évidence le lien fort existant entre écrit et oral dans un medium comme la radio, lequel ne repose pourtant que sur l’ouïe et la voix au moment de la diffusion. On remarque cependant que l’accent mis sur la préparation écrite du texte de l’exposé conduit les conférenciers à négliger la dimension orale de la causerie : en se contentant de lire un texte préalablement rédigé pour ne pas déborder le temps d’antenne qui leur est accordé, ils donnent généralement à entendre une voix monotone ou, au contraire, magistrale, mais qui, dans la plupart des cas, tient peu compte des auditeurs et des conditions dans lesquelles ils reçoivent ces causeries. C’est d’autant plus flagrant que certains orateurs parviennent à se plier aux contraintes de ce format pour proposer des exposés qui ne sont pas de simples cours magistraux abrégés, mais de véritables récits destinés à des auditeurs invisibles. Il est ainsi possible de mettre en évidence que la transmission radiophonique des savoirs ne peut s’appuyer sur les mêmes procédés, aussi bien vocaux que langagiers, que ceux utilisés dans le milieu scolaire ou universitaire. Après les années 1970, c’est surtout dans le cadre d’émissions d’entretiens que les professeurs-historiens auront l’occasion de s’exprimer pour diffuser les savoirs historiques auprès des auditeurs. Depuis les années 2000, les conférences retransmises en vidéo sur le site de France Culture apparaissent comme une nouvelle forme de « monologue professoral », dans un contexte où la station cherche à ne négliger aucun canal de diffusion pour toucher le public le plus large. Mais l’on pourrait reprocher à cette nouvelle pratique, qui s’inscrit dans un ensemble d’autres mesures visant à proposer une radio augmentée ou enrichie, de brouiller les frontières entre les médias.

Liste des émissions de l’échantillon de l’Heure de culture française

André Piganiol, « Rome et les invasions barbares », 22/08/1947

Emile Coornaert, « Les manufactures au XVIIe siècle », enregistrée en 1948

Lucien Febvre, « [sans titre, sur la cour de François Ier] », 16/01/1948

Fernand Braudel, « La politique extérieure de Philippe II d’Espagne », enregistrée le 01/02/1948

Charles Samaran, « Henri IV », 12/03/1948

Maxime Leroy, « Les précurseurs sociaux du XIXe siècle : Henri de Saint-Simon », 16/09/1952

William Seston, « Les Étrusques : origines et expansion : l’organisation politique et sociale », 03/11/1952

Charles-Edmond Perrin, « XVe siècle : les conciles de Bâle et de Florence », 05/12/1952

Charles Picard, « La Grèce et Rome », 28/12/1952

Pascale Saisset, « Archéo civilisation et costume : 6 », 20/09/1957

Georges Tessier, « Le Moyen Âge : le haut Moyen Âge : Charlemagne », 04/11/1957

Yvan Christ, « La vie universitaire du Moyen Âge jusqu’à la révolution », 28/01/1958

Henri Brunschwig, « Le XVIIe siècle : Compagnie des Indes orientales : Hollandais au cap de Bonne Espérance », 17/02/1958

François-Xavier Conquin, « Les Stroganov et la conquête de la Sibérie », 27/08/1962

Michel Roblin, « Cinquante siècles, cinquante pays, cinquante milliers de noms : 1 », 18/09/1962

Hubert Deschamps, « Civilisation traditionnelle et civilisation occidentale : l’Afrique noire », 02/03/1963

Pierre Pascal, « L’empire modernisé », 04/03/1963

Charles Morazé, « L’esprit occidental et la France », 26/06/1967

Pierre Miquel, « La presse et l’opinion », 11/09/1967

Jean Duché, « Concordances et alternances dans l’histoire du monde : la vie en Mésopotamie et dans l’Ancienne Égypte », 16/10/1967

Bibliographie

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« « L’Heure de Culture française » et « Radio-Sorbonne » », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°54, septembre-novembre 1997, pp. 151-153.

BERGER Charly. « Bilan des émissions éducatives », Radio Loisirs, n°23, 3 août 1947, reproduit dans « « L’Heure de Culture française » et « Radio-Sorbonne » », Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°54, septembre-novembre 1997, p. 153.

CHOTKOWSKI LAFOLLETTE Marcel.  Science on the Air. Popularizers and Personalities on Radio and Early Television, Chicago: University of Chicago Press, 2008, 314 p.

EQUOY HUTIN Séverine, CHAUVIN VILENO Andrée. « Radio augmentée, radio enrichie. De la transposition des émissions radiophoniques consacrées à l’Histoire sur le web : circulation, altération, transmission », RadioMorphoses, n°1, 2016 [En ligne].

GLEVAREC Hervé. « Le propre de la radio. Fonctions radiophoniques et nouveau statut de la radio dans l’environnement numérique », Le Temps des médias, n°22, 2014, pp. 123-133 [En ligne]

HERY Evelyne. Les Pratiques pédagogiques dans l’enseignement secondaire au 20e siècle, Paris : L’Harmattan, 2007, 247 p.

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WAQUET Françoise. Parler comme un livre. L’oralité et le savoir (XVIe – XXe siècle), Paris : Albin Michel, 2003, 427 p.

Notes

[1] En effet, cours et conférences sont retransmis par la radio mais celle-ci ne décide généralement pas de leur contenu. Dans le cas de Radio-Sorbonne, créée en 1947 par une convention entre l’Université de Paris et la radiodiffusion française, certains cours prononcés dans les principaux amphithéâtres de la Sorbonne sont retransmis sur les ondes pour les étudiants ne pouvant y assister (Legoux, 1957). Dans les archives écrites, il arrive toutefois que les termes causeries, cours et conférences soient utilisés l’un pour l’autre.

[2] Les horaires de diffusion ont changé au cours de la période : en 1946, l’émission commence à 9h15 ; en 1949, elle est diffusée une heure plus tôt, à partir de 8h15 ; sa diffusion se stabilise à 8h00 après 1951.

[3] Il faut signaler d’emblée qu’il s’agit majoritairement d’hommes, les quelques femmes conviées pour ces causeries s’exprimant plus généralement sur des sujets jugés « légers » (biographies de femmes, histoire du costume, etc.).

[4] L’échantillon comprend des causeries historiques diffusées en 1947-1948, 1952-1953, 1957-1958, 1962-1963 et 1967-1968, à raison de quatre par an (voir la liste des causeries en annexes). Soulignons toutefois que les causeries historiques se font bien plus rares dans les bases de données de l’Inathèque après 1965 et que celles qui sont référencées ne sont pas toujours consultables.

[5] Les émissions de cette série sont successivement consacrées aux Celtes, aux Gaulois, aux Barbares, aux Chrétiens, aux Byzantins, aux Francs, aux Arabes, à Charlemagne, aux Carolingiens, Vikings, à la Première Croisade, à l’Empire Germanique, à la conquête de l’Angleterre, à l’Église et ses hérésies, à Saint-Louis, à Philippe Le Bel, à la Guerre de Cent ans et enfin à Louis XI.

[6] Lettre de R. Lutigneaux à C. Samaran, 11 juillet 1947, Archives Nationales, 642AP/32.

[7] « L’utilité de l’histoire ? », s.d., AN 642AP/32.

[8] « Note pour Monsieur Gilson. Objet : enregistrement des émissions culturelles », 21 février 1952, AN 19950218/26 ; « Procès-verbal de la séance tenue le mardi 18 novembre 1958 », Comité des Lettres, AN 19900214/15

[9] On le remarque notamment dans les causeries d’Émile Coornaert, Maxime Leroy, William Seston, Yvan Christ, ou encore celle de Jean Duché.

[10] Voir par exemple les critiques formulées par Pierre Descaves au sujet de causeries présentées par des « bafouilleurs héroïques » et « écrites pour être lues… et non pour être écoutées » in Christopher Todd, « La parole », Pierre Descaves, témoin et pionnier de la radio », Studies in French Civilization, vol. 18a, 2000, vol.1, pp. 208-209.

[11] « Rapport sur l’évolution des émissions artistiques de 1946 à 1952 », 1er avril 1952, AN 19950218/24.

[12] « Courrier du 27 novembre au 4 décembre 1947 », service des Relations avec les auditeurs, AN 19950218/24.

[13] « Note pour Monsieur Védrine, chargé de mission » par Wladimir Porché, 28 juin 1949, AN 19950218/26.

[14] Sur France Culture, en plus des Lundis de l’histoire (1966-2014), citons, à titre d’exemple, Les Inconnus de l’histoire (1981-1984), et depuis 1999, La Fabrique de l’Histoire et Concordance des temps. Sur France Inter, 2000 ans d’histoire (1999-2011) et La Marche de l’histoire (depuis 2011) reposent également sur l’entretien d’un historien ou d’une historienne.

Pour citer cet article

Référence électronique

Céline LORIOU, « « La radio est le plus grand professeur de France » : la causerie radiophonique pour transmettre les savoirs historiques (années 1945 – années 1960) », RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019, mis en ligne le «15/03/2019», URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/radio-plus-grand-professeur-de-france/

Auteure

Céline LORIOU est Doctorante contractuelle rattachée à la composante ISOR (Images, Sociétés, Représentations) du Centre d’histoire du XIXe siècle, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Courriel : celine.loriou@gmail.com

De l’opéra à la transfiction radiophonique

David CHRISTOFFEL

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Résumé

Dans ses usages les plus conventionnels, la médiation musicale consiste à transmettre un savoir à un public potentiel avec l’espoir de lui donner meilleur accès à tel opéra, par exemple. Cette manière de concevoir la médiation est conforme à un dispositif radiophonique lui-même conventionnel et vertical : un médiateur/émetteur parle à un auditoire/récepteur. Pour montrer qu’un détour par la fiction radiophonique peut alors permettre d’opérer d’intéressants déplacements des situations discursives, cet article reprend le fil des expérimentations pédagogiques menées de 2014 à 2018 dans la classe de culture musicale du CNSMDP, en repartant de la médiation de crise comme modèle émergent de la médiation culturelle et en offrant une analyse narratologique des productions réalisées dans ce cadre-là.

Mots clés : Fiction radiophonique – Pédagogie par la radio – Médiation musicale – Vulgarisation scientifique – Radio Participative

Abstract

In its most conventional uses, musical mediation consists in transmitting knowledge to a potential audience with the hope of giving it better access to such an opera, for example. This way of conceiving mediation conforms to a radiophonic device itself conventional and vertical: a mediator / transmitter speaks to an audience / receiver. To ascertain that a detour through radio fiction can then make it possible to make interesting displacements of discursive situations, this article resumes the pedagogical experiment conducted from 2014 to 2018 in the CNSMDP’s musical culture class. Reproducing crisis mediation as an emerging model of cultural mediation and offering a narratological analysis of the productions produced in this context.

Keywords: Radio drama – Radio pedagogy – Music mediation – Popular science – Participatory Radio

Resumen

En sus usos más convencionales, la mediación musical consiste en transmitir un saber a un público potencial, con la esperanza de darle mejor acceso a tal ópera, por ejemplo. Esta manera de concebir la mediación corresponde, en sí, a un dispositivo radiofónico convencional y vertical: un mediador/ emisor se dirige a un auditorio /receptor.  Para demostrar que un pasaje   por la ficción radiofónica puede permitir operar interesantes desplazamientos de situaciones discursivas, este artículo retoma el hilo de experimentaciones pedagógicas efectuadas entre 2014 y 2018 en la clase de cultura musical del CNSMDP, partiendo de la mediación de crisis como modelo emergente de mediación cultural y proponiendo el análisis narratológico de las producciones realizadas en este contexto preciso.

Palabras claves: Ficción radiofónica – Pedagogía radial – Mediación musical- Divulgación científica – Radio participativa

 

Jean Cocteau identifiait le microphone à « une petite personne monstrueuse avec cent mille oreilles » (Cocteau cité par Lejeune, 1980 : 115). Par l’amplification de la voix et l’élargissement de son auditoire, l’écrivain réévalue l’horizon de son dire et révèle le pouvoir de la radio comme cadre d’accueil de la parole, à métamorphoser l’énonciation des locuteurs qui viennent comparaître en studio. Avant d’être un moyen d’expression et un outil de diffusion des idées, la radio peut donc être identifiée à un lieu de formatage de l’expression ou de neutralisation des messages. Pour le dire plus en détail, alors qu’il était au micro de Philippe Sollers, le poète Francis Ponge ouvrait l’entretien par quelques mises en garde :

« Bien sûr, dans la radio, il y a des émissions de toute sorte : vous êtes mis là, je ne sais pas ce que l’auditeur qui écoute en ce moment a entendu exactement avant cette émission, je ne sais pas ce qu’il entendra après, mais je me doute qu’il s’agira de choses différentes, n’est-ce pas. C’est ce que j’appelle noyer le poisson : donner une place, une petite place avec, évidemment, les émissions culturelles – ou dites telles – sont noyées dans de la musique, dans de la politique, dans des variétés, dans de la chansonnette, dans ceci ou dans cela. »

Et Ponge insistait aussitôt pour dissiper toute prétention de consistance aux propos qui pourront suivre :

« Il est certain qu’on fait la place à des émissions comme celle-ci et même en pensant qu’elles sont peut-être, en quelque façon subversives, mais elles sont noyées dans un tel ensemble d’informations rapides, chaotiques, etc., que vraiment le poisson est noyé[1]. »

De la même manière, au moment où il doit parler d’opéra à un public plus ou moins averti, le médiateur musical est soumis à des dispositifs de prise de parole plus ou moins discrètement contraignants, et pourrait donner à son tour un accent autrement réflexif à son usage de la technologie radiophonique, une entrée décidément problématique dans le système de genres présumé préalable à l’espace de la radio. C’est dans cet esprit qu’avec des étudiants du CNSMDP (Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris), nous menons depuis 2014, le projet Radio-Opera. Impulsé avec la complicité de Corinne Schneider[2] dans la classe des « Métiers de la culture musicale » de Lucie Kayas (avec l’implication des étudiants en Métiers du son sous la responsabilité de Denis Vautrin), à l’occasion de la production annuelle d’un opéra par la classe d’art vocal du Conservatoire, nous produisons des modules radiophoniques qui répondent à plusieurs exigences pédagogiques, dont les deux plus évidentes sont de chercher des modes originaux de médiation musicale et d’offrir une expérience radiophonique aux étudiants.

Les fondements diplomatiques de la médiation

« Ce serait se priver d’une grille de compréhension que de saisir la médiation culturelle comme une technique de relation au(x) public(s). (…) Se focaliser sur le phénomène de médiation, c’est mettre l’accent sur la relation plutôt que sur l’objet ; c’est s’interroger sur l’énonciation, plutôt que sur le contenu de l’énoncé ; c’est privilégier la réception plutôt que la diffusion » (Caune, 2006 : 132). Et si, dans les visites guidées ou les conférences d’avant-concert, les dispositifs de médiation musicale inscrivent cette relation dans un mouvement de réconciliation, une acception plus juridique de la notion de médiation ouvre la représentation de cette relation à des configurations moins consensuelles. Dans les cas de litige, un conciliateur de justice peut permettre de trouver une solution amiable pour régler un différend entre deux parties et éviter d’engager des procédures judiciaires plus lourdes. Souvent mobilisé pour les problèmes de voisinage ou les conflits entre artisans et particuliers, le médiateur est alors défini comme un tiers, neutre, compétent pour trouver des issues à des situations de crise qui opposent deux personnes physiques ou morales.

Reprendre le terme de « médiateur » pour désigner le pédagogue qui accompagne un public vers un spectacle, revient à représenter la relation entre le public et l’offre culturelle concernée comme un dispositif de replâtrage, un effort pour désamorcer un conflit potentiel. Une telle représentation de la médiation artistique n’est pas loin de la définition que Jacques Rancière donne de la rhétorique : « On n’y cherche pas la compréhension, seulement l’anéantissement de la volonté adverse. » (Rancière, 1987 : 142) Si les médiateurs doivent donc faire interface entre des présumés ignorants et une culture qui suppose initiation, encore faut-il rebattre les cartes et, avant de redistribuer la parole, mieux identifier le jeu auquel on joue. Tout en rappelant que la médiation culturelle est en prise avec les habitudes prises en matière de médiation judiciaire (avec un partage des responsabilités pensé pour résoudre tout litige, entre un abuseur et un abusé, tous les deux accompagnés par le médiateur tiers pour réparer les dommages et prévenir de nouveaux conflits), Christine Servais prévient :

« Nous devons donc faire jouer nos descriptions des dispositifs et processus de médiation dans un cadre où rien n’assure l’entente a priori, où le malentendu doit toujours être possible ; renoncer à toute prétention à l’automaticité des effets de la médiation, en accepter le caractère “incalculable”, et ce, non seulement pour des raisons scientifiques (il est faux de croire à cette automaticité et, il est impossible de la trouver) mais également pour des raisons politiques. Rancière identifie la rupture de cette continuité entre œuvres et effets en mettant en avant l’ “efficacité paradoxale” des œuvres : elles ont un effet parce qu’elles peuvent ne pas en avoir. » (Servais, 2016 : 196)

Sur un plan psychologique, l’enjeu est entendu : libéré du devoir de consensus, le médiateur voit son horizon discursif élargi et le champ des considérations qu’il peut s’autoriser certainement plus ouvert. Qui plus est, la perspective de tomber sur un point de désaccord avec des personnes du public auquel il s’adresse permettra d’ouvrir une discussion potentiellement plus passionnée et mémorable que n’importe quel échange de généralités sans engagement de part et d’autre (Christoffel, 2018). Il apparaît alors clairement que la parole du médiateur est prise dans les rapports de pouvoir où les tractations pourraient être plus décisives en étant explicitées comme telles. Et si les tensions peuvent être plus intériorisées (conflits cognitifs vécus par un auditeur devant une œuvre), elles peuvent aussi faire l’objet d’un récit. Et ce récit peut lui-même faire l’objet d’un travail. Car l’occasion radiophonique de redistribution de la parole peut en effet favoriser l’intensification énonciative et rendre aux interactions une place centrale.

Là où la médiation culturelle se voit couramment rappelée à des questions de « niveaux de langue » (chercher à parler la langue du public, traduire l’intrigue de La Flûte enchantée en langage « wesh-wesh » ou autres parades cross over en image avec une mixité sociale apaisée, avec re-mystifications déguisées en démystifications[3]…), l’enjeu linguistique est trop souvent renvoyé à un dénivelé de strates, à une seule question de niveaux de langue qu’il faudrait escamoter pour dissiper la visibilité des inégalités sociales que ces écarts de hauteur d’expression pourraient révéler. Or, une fois qu’on essaye de repérer la part du médiateur dans ces rapports, on doit se rendre à l’évidence que le médiateur ne peut être médiateur que s’il est, au moins idéologiquement, situé du « bon » côté des différents niveaux de langue (qui, dès lors, sont renvoyés à une hiérarchie sociale). Roland Barthes reprend, dans une typologie des discours, la place conférée à la médiation culturelle dans les rapports de pouvoir qui circulent dans les discours pour ou contre la « doxa » :

« […] reprenant une vieille notion aristotélicienne, celle de doxa (d’opinion courante, générale, “probable”, mais non “vraie”, “scientifique”), on dira que c’est la doxa qui est la médiation culturelle (ou discursive) à travers laquelle le pouvoir (ou le non-pouvoir) parle : le discours encratique est un discours conforme à la doxa, soumis à des codes, qui sont eux-mêmes les lignes structurantes de son idéologie ; et le discours acratique s’énonce toujours, à des degrés divers, contre la doxa. » (Barthes, 1984 : 129)

Entendue dans ces termes, la médiation opère une scission entre deux ordres du discours : il y a d’un côté le discours qui se pose comme médiation (définie comme doxique, représentante d’un pouvoir) et un discours qui échappe à la médiation et qui se joue contre l’opinion courante. C’est dans cette fonction de la médiation comme opérateur du pouvoir culturel et serviteur de ses dignitaires que les jeux de passe-passe énonciatif facilités par les outils radiophoniques vont pouvoir modifier les hiérarchies et rendre une force réellement populaire à ces efforts de démocratisation de la musique savante (Christoffel, 2018 : 325-334). Mais il est alors décisif que les statuts éditoriaux confiés aux locuteurs impliqués rompent avec les genres éditoriaux qui distinguent celui qui dispense le savoir et celui qui le reçoit.

Le jeu de rôle ou le retournement des compétences

Lors de la première session (en 2014), quatre modules ont été produits sous l’intitulé Mitridate consulting, en partant de l’hypothèse que la langue très « grise » du monde du consulting (l’activité de conseil aux entreprises) et, par extension, de l’administration, offrait un horizon de transposition « hyper-encratique »[4], intéressant pour révéler les raideurs de l’intrigue de l’opéra Mitridate, re di Ponto de Mozart (sur un livret de Vittorio Amedeo Cigna-Santi). Pour saisir les rigueurs sentimentales rencontrées par les personnages de l’opéra en des termes aussi technocratiques et alimenter l’imaginaire d’une règlementation des affects, une étudiante a ainsi écrit « L’Amendement K. 87 »[5] en jouant à reformuler les péripéties amoureuses du roi Mitridate[6] dans une adresse parlementaire imaginaire : le générique présente l’étudiante sous son vrai nom, Coline Odon, avec le titre ouvertement fictif de « secrétaire d’État à la moralité des fictions lyriques » qui lui permet d’affirmer, par exemple, que « les autorités publiques sont en charge de la stabilité affective des individus dans les fictions ». Cela revient à faire porter la dureté des destins qui s’affrontent dans l’opéra à la rigueur d’un gouvernement fictif. Mais nous avons pu saisir à quel point la transposition n’avait pas la même efficacité, selon qu’elle investissait des genres à une seule ou à deux voix.

Sur les quatre modules radiophoniques produits à cette occasion, il faut distinguer les monologues et les dialogues : d’une part, la reformulation du cadre réglementaire qui peut se déduire de l’argument (« L’Amendement K. 87 », mais aussi « L’Édit du Royaume du Pont »), et d’autre part, la transposition contemporaine (« Le Placement de Farnace » – deux étudiants dialoguent, l’un dans le rôle de Farnace, l’autre dans celui d’une assistante sociale de l’ASE –, et « Allo Coline » – que nous allons détailler de suite –). Nous observons dès maintenant que l’exercice dialogique place la parodie à un autre niveau, si ce n’est à plusieurs. Ainsi, la stéréotypologue Ruth Amossy tient pour une particularité du discours littéraire de se développer d’office sur plusieurs plans : face au discours judiciaire ou journalistique qui se déroule sur un seul plan, les dialogues de fiction impliquent un nombre d’instances tout de suite plus complexe, entre les personnages, mais aussi le (ou les) narrateur(s) et le (ou les) narrataire(s) (concret(s) ou implicite(s)) (Amossy, 2000 : 49-62).

Débutant en opéra, lecteur d’arlequinades gothiques ou amateur de criminologie artisanale, l’auditeur peut se sentir sollicité à plusieurs titres par un tel échange entre Coline Odon et Jean-Baptiste Fournier :

« Coline, psy de radio : Bonjour. Vous vous appelez Mitridate ? Vous êtes roi ?

Mitridate, roi du Pont : Tout à fait, je suis roi du Pont (…) j’ai à mon actif pas mal de choses : j’ai essayé de bafouer l’Empire Romain et j’essaie de m’élever au rang d’Empire le plus puissant du monde connu et, en fait, j’ai eu un certain nombre de traumatismes dans ma vie, qui ressortent un peu en ce moment.

Coline, psy de radio : Vous voulez nous les raconter peut-être ?

Mitridate, roi du Pont : Tout à fait. En fait, j’ai vu mon père se faire assassiner par ma mère.

Coline, psy de radio : Ah, oui, c’est traumatisant.

Mitridate, roi du Pont : Oui, alors, bon, ensuite ma mère, elle est comme ça… je la comprends, elle a une vie difficile, elle-même…

Coline, psy de radio : Vous diriez qu’elle avait ses raisons d’assassiner votre père ?

Mitridate, roi du Pont : Oui, oui, c’était un tyran, il avait certains défauts, mais, bon, c’était mon père, ça a été quand même très dur de le voir assassiné. Et puis, ensuite, j’ai eu une vie difficile : j’ai épousé ma sœur sans le savoir. Donc, c’est assez compliqué. Et en ce moment, toutes ces choses ressortent parce que l’Empire romain est à nos portes, je risque de mourir d’un moment à l’autre…

Coline, psy de radio : Et vous nous appelez, c’est un honneur, merci !

Mitridate, roi du Pont : Oui, non mais j’ai aussi besoin de m’exprimer un peu…

Coline, psy de radio : D’accord. Tout le monde vous écoute, avec attention.

Mitridate, roi du Pont : En fait, ce sont mes fils qui me causent des soucis. J’estime qu’ils m’ont trahi. Parce que j’aime une femme qui a trente ans de moins que moi, qui s’appelle Aspasia… (…) Aspasia est donc censée être ma femme et, en fait, il se trouve que mes deux fils l’aiment également. Et, comble de traîtrise, il se trouve qu’elle-même aime un de mes fils ! »

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La transposition d’un roi d’opéra en auditeur lambda révèle quelques points cocasses. Cela démontre que le destin de l’un est sans commune mesure avec les formes de vie imaginables par l’autre. Cela peut aussi faire, par l’absurde, la preuve que la tragédie grandeur nature (au sens hybris du terme) n’est pas soluble dans le paysage radiophonique conventionnel. On sait, par Nietzsche, que la vie d’un Agamemnon ne se résume en un fait divers qu’au prix d’un retournement immédiat de la tragédie en comédie. On peut aussi ressentir comme une évidence que les genres médiatiques en vigueur sont inaptes à rendre compte du jusqu’au-boutisme existentiel dont les personnages d’opéra sont capables, à moins qu’ils ne soient même modelés pour ranger les vies humaines en petits drames sans conséquence. Le passage du genre opératique au genre de la confession de libre antenne redistribue l’horizon d’intelligibilité de l’intrigue. Quel que soit le degré d’avancement de la liaison entre Aspasia et le fils du roi, on retient que Mitridate se sent trahi. L’important se situe à un niveau « proto-narratif »[7].

Chaque auditeur de ces fictions radiophoniques peut apprécier s’il gagne autant ou plus en compréhension ce qu’il perd éventuellement en solennité dramatique, mais personne ne peut être dupe de la substitution de registre et, par elle, du changement d’échelle des enjeux[8]. Car l’ancrage énonciatif est clairement fictif et l’écart entre le sujet parlant (ou locuteur) et l’énonciateur est d’autant plus appuyé qu’il est ici le levier du jeu de transposition. C’est pourquoi il s’agit moins d’une fiction que d’une fiction de fiction, si bien que le pacte avec l’auditeur ne vise pas sa connaissance de l’intrigue, mais celle d’un jeu avec les ressources narratives que les situations distribuées par le livret d’opéra offrent au personnage dans un spectre de situations radiophoniques non-fictionnelles (comme la libre antenne). Dans les théories narratologiques d’inspiration bakhtinienne[9], « le locuteur est l’instance qui profère un énoncé, dans ses dimensions phonétiques et phatiques ou scripturales » (Rabatel, 2008 : 7), alors que les « énonciateurs sont les sources de points de vue (PDV) sur les objets de discours » (Monte, 2018). Par point de vue (PDV), Alain Rabatel entend « un énoncé qui prédique des informations sur n’importe quel objet de discours, en donnant non seulement des renseignements sur l’objet (relatifs à sa dénotation), mais aussi sur la façon dont l’énonciateur envisage l’objet. » (Rabatel, 2017 : 43) À ce titre, le point de vue ne dépend pas du style direct, dans la mesure où il ne s’exprime pas exclusivement sous forme de propos rapportés, mais peut aussi se manifester par d’autres biais comme l’allusion à des références (et, par exemple, par la comparution de personnages d’opéra en situations radiophoniques contemporaines).

À l’échelle de « Allo Coline », nous pouvons donc reformuler l’apport pédagogique de l’exercice : nous avons amené les étudiants Coline Odon et Jean-Baptiste Fournier à prendre en charge une énonciation, à formuler leur point de vue sur les personnages, sans nécessairement en prendre la responsabilité personnelle, étant donnée la fictionnalisation des figures énonciatives mobilisées (psy de radio, roi du Pont). Si ce travail permet aux étudiants une appréhension plus intime des personnages, il n’est pas question de réduire l’exercice de médiation au seul passage d’un genre dans un autre ou à la « transfocalisation » induite, au risque de ne pas voir que les auditeurs sont alors des narrataires au second degré, leur écoute étant attirée non seulement sur la transposition du récit, mais sur les impasses psychologiques qu’elle engendre dans l’expression des personnages. Mais quel est l’apport radiophonique de ce procédé ?

À la conquête des narrataires

La distinction entre locuteur et énonciateur permet de montrer toute la fertilité du récit fictionnel comme mise en relief des enjeux contemporains d’une intrigue d’opéra. Dans les années 80, Jacqueline Authier-Revuz a repris le concept bakhtinien de dialogisme pour insister sur la « pluralité de “voix” au sein du même énoncé. » (Maingueneau, 1981 : 97) et viser le poids que l’hétérogénéité énonciative peut prendre dans la structuration narrative du récit, au point de s’imbriquer dans la question de l’hétérogénéité discursive, « constitutive du sujet et de son discours » (Authier-Revuz, 1984 : 99). Autrement dit, la distinction bakhtinienne locuteur/énonciateur en appelle d’autres, par exemple entre le destinataire du message et le narrataire du récit. Toute la richesse, à la fois pédagogique et éditoriale, de « Allo Coline » consiste bien à démultiplier les niveaux d’adresse : il s’agit en effet de s’adresser à ceux qui veulent mieux comprendre l’intrigue de Mitridate, mais aussi à ceux qui aiment les jeux de fiction et les procédés de transformation de la réalité.

Ici, la médiation est efficace dans ses ambitions les plus rudimentaires : on comprend mieux le livret de l’opéra, le jeu de rôle agit bien comme un mode d’explicitation plus ouvert et plus accessible que par le détail des scènes tel qu’il est proposé, par exemple, sur la page Wikipédia de l’ouvrage. Mais la « transmodalisation »[10] – doublée d’une « transfocalisation »[11] –, déplace la consistance éditoriale et ouvre de nouveaux critères de satisfaction à la médiation engagée de cette manière. La consistance ne se situe plus sur l’exactitude des faits rapportés (l’horizon rigoureusement journalistique), mais sur la tension entre les énonciateurs mis en présence (un auditeur à qui il arrive des choses hors du commun face à une psy de radio qui lui répond comme à n’importe quel auditeur). Et cela suffit à changer la donne entre le médiateur (alors narrateur) et son public (narrataire). Comme il ne s’agit plus de lui livrer des vérités documentaires sur la forme musicale ou le contexte historique de composition de l’opéra, mais une fiction (avec ce qu’elle suppose de non-réfutable), la dimension éducative du contenu radiophonique n’est plus centrée sur la seule valeur informationnelle. L’auditeur n’est plus traité en bon élève qui doit revoir ses leçons avant de pouvoir écouter un opéra (ou en mélomane averti à qui il ne fera pas de mal de se voir rappeler les rudiments dûment sélectionnés pour aborder l’écoute musicale en bonne intelligence), mais en narrataire double. Car il y a au moins deux histoires qui sont alors racontées. D’abord, l’histoire de Mitridate. Mais l’universalité appelée par la fiction est alors emboîtée sur plusieurs niveaux. Parce que le dispositif de la libre antenne homéostasie les problèmes soumis à la « psy de radio », c’est l’histoire de tous les Mitridate qui est racontée. « En fait, la vraie ressource dramatique, sur laquelle s’exerce de préférence le travail de transposition, c’est de nouveau la « théâtralité » elle-même, c’est-à-dire la part extra-textuelle de la représentation. » (Genette, 1982 : 405)

Encore une fois, le changement de registre (le déplacement d’un niveau de langue à un autre) n’est qu’un effet du déplacement de genre, dans la mesure où sa facture narrative, son niveau d’écoute, mais aussi la motivation de l’auditeur sont fortement altérés par ce déplacement.

L’année suivante, en 2015, nous avons systématisé la variation des genres radiophoniques, en proposant aux étudiants d’enregistrer six créations radiophoniques revisitant des modèles d’émissions célèbres comme « Le jeu des 1000 francs » ou « Les grandes têtes » ou, plus génériques, comme le débat ou la chronique santé[12]. Tout en retraitant l’intrigue de l’opéra Le Voyage à Reims de Rossini, ces différents modules investissaient des émissions comme autant d’espace de fiction, constituant le candidat du jeu des 1000 francs ou le people invité des « grandes Têtes » en autant d’archétypes de la radio généraliste France Inter ou RTL, alors restituée comme une fiction contemporaine. Si bien que, dans l’interpolation avec le genre opératique, la transposition apporte autant de subtiles suggestions sur les profils des « bons clients » de ce type d’émissions que de renseignements sur l’intrigue de l’opéra de Rossini.

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.Recoder les typologies énonciatives

Au-delà d’une modernisation par la radio des enjeux de médiation musicale (comment la radio peut-elle prendre en charge un horizon narratif aussi distendu qu’un opéra du grand répertoire ?), il s’agit non seulement d’élargir le langage de la médiation à la fiction, mais aussi d’ouvrir la fiction radiophonique au libre jeu de rôle inspiré d’ouvrages académiques. En l’occurrence, avec un degré de caricature plus ou moins appuyé, chacune des voix prend son modèle dans une instance énonciative interne au genre radiophonique pris en référence. Il n’y a pas d’autre voix, si ce n’est la voix-off du générique, avec fausse publicité, qui atteste le caractère intégralement fictif du pastiche. En 2016, l’opéra qui servait de base à l’exercice était Iliade l’amour de Betsy Jolas, une version augmentée de l’opéra Schliemann qui avait bénéficié d’une couverture radiophonique abondante au moment de sa création vingt ans plus tôt, en mai 1995. Dès lors, le travail avec le modèle pouvait se placer à un niveau plus serré. Au lieu de produire des pastiches, les étudiants se sont prêtés à des exercices de reconstitutions[13] qui, de fait, évacuaient d’autant plus toute voix tierce. À dispositif d’enregistrement égal, il s’agissait donc de faire de la reconstitution stricte (phrase par phrase) de l’émission Opus de France Culture ou La Grande affiche de RFI.

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Ce qui, en termes genettiens, peut se décrire comme « transmodalisation » intra-radiophonique : en allant d’une interview à une redite mot pour mot vingt ans plus tard, le fait du reenactment « enfictionne » la situation. Il y a changement de locuteurs, mais pas de texte. C’est le rôle de l’auditeur qui subit peut-être le plus de transformations. Nous sommes alors proches de ce que Richard Saint-Gelais catégorise telle une « transfictionnalité comme critique » (2011 : 450), si ce n’est que c’est à l’auditeur de faire le travail de déduction. En nous mettant à sa place, nous voyons apparaître quelques questions d’un nouvel ordre :

Que puis-je comprendre de l’opéra augmenté en 2016, à partir de ce qui est dit de sa version originale de 1995, qui pourrait être plus déterminant dans mon écoute ? Pourquoi cela est-il plus intéressant ?

En quoi la radio-reconstitution d’une interview de Betsy Jolas diffère-t-elle et explicite-t-elle une certaine perspective des postures énonciatives de Betsy Jolas en 1995 ?

Quel rapport y a-t-il entre le style verbal de la compositrice et la promesse de qualité du style musical de l’œuvre dont elle parle ? (Cette question pourrait se poser au cours de n’importe quel entretien radiophonique avec n’importe quelle compositrice ou n’importe quel compositeur, mais elle semble ici excitée par le reenactment, en tant qu’il épingle certains formants dudit style verbal.)

Pour terminer, voyons comme les genres opératiques peuvent eux-mêmes intégrer des ordres diégétiques hétérogènes. Pour restituer radiophoniquement ces effets du genre sur la manipulation des niveaux narratifs, plusieurs modalités sont possibles. À l’échelle d’un plateau radio avec invité(s), on peut par exemple se contenter de citer un musicologue et de demander son avis à un interprète[14]. Mais cette solution condamne la question à être débattue sous la forme de commentaires et ne permet pas de faire se croiser, au sein même de son traitement, la forme opératique et la forme radiophonique donnée à la question. C’est là que le recours à la fiction peut permettre de recoder l’organisation narrative de l’opéra débattu. En 2018, à l’occasion de la production au CNSMDP de l’opéra Giulio Cesare in Egitto de Haendel, nous avons cherché des modes de « redramatisation » radiophonique en prise avec les spécificités génériques de l’opera seria. Si des modules ont à nouveau pris en charge l’intrigue (sur des modèles plus télévisés de la « télé-réalité » et de l’émission mi-documentaire / mi-plateau), d’autres ont directement visé le genre opera seria. Et, pour la première fois, les étudiants ont investi le genre du débat, pour présenter un certain nombre d’enjeux du genre opera seria sous couvert d’une controverse sur la question de la catharsis :

a) fiction dans un cadre radiophonique

Nous pouvons relever ici que, discrètement, la présence de tel ou tel « tunnel explicatif » est une manière de représenter l’aria da capo, comme moment de réflexion qui, pour les besoins de ses détours, doit suspendre le cours de l’action dramatique.

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Une autre mise en fiction permet de faire comparaître le genre opératique en question à une inspection de sa morphologie. Filant la métaphore anatomique, l’opéra Giulio Cesare est incarné par un étudiant pour être soumis à une visite médicale où chacune de ses composantes spécifiques est énoncée au fil des différentes étapes de l’auscultation.

            b) fiction hors cadre radiophonique

« Le Docteur : Les vaccins sont à jour ?

Giulio Cesare : Je crois, oui. À part les sujets tragiques et mythologiques, je ne peux rien attraper.

Le Docteur : C’est parfait. Et au niveau des airs, vous en êtes où ?

Giulio Cesare : Euh… ça compte les airs de sortie ?

Le Docteur : Écoutez… oui. (…) Allongez-vous, s’il vous plaît. (…) Vous sentez quelque chose ici ? C’est au niveau des trois Actes ?

Giulio Cesare : Non, non, je ne crois pas.

Le Docteur : Au niveau des scènes ? Je vais jeter un œil… (…) C’est bien ce que je pensais, vous présentez les symptômes des airs de fureurs. Et alors comme c’est parti, on va vous trouver des airs caractérisés à tout va. »

Le contrat de médiation classique est rempli : les spécificités formelles de l’opera seria se trouvent d’autant mieux explicitées que la métaphore de l’anatomie humaine en donne une illustration littéralement organique. Pour autant, au lieu d’avoir un médiateur qui s’adresse à un apprenti initié, le savoir ne circule plus verticalement du médiateur « encratique » à l’auditeur, mais fait l’objet d’un détour par le cabinet médical où le savoir est d’office en situation pratique (de diagnostic, en l’état). Nous retrouvons bien ici l’intérêt d’une approche dissensuelle de la médiation, suivant les enjeux énoncés par Christine Servais, en faisant « jouer nos descriptions des dispositifs et processus de médiation dans un cadre où rien n’assure l’entente a priori » (Servais, Ibid.).

Conclusion

Pour montrer qu’un détour par la fiction radiophonique peut permettre d’opérer d’intéressants déplacements des situations discursives de la médiation, après avoir mené différents exercices sur quatre opéras différents (Mozart, Rossini, Jolas et Haendel), nous avons pu mobiliser les outils de la narratologie pour détailler comment le décadrage des coordonnées énonciatives et des cadres éditoriaux de restitution a permis un renouvellement de l’explication des intrigues d’opéra ou des enjeux musicologiques de la construction musicale de tel ou tel ouvrage. Si ce détour a permis un passage d’une médiation verticale à une médiation plus triangulaire (sur le modèle de la médiation de crise), il est aussi une nouvelle manière de produire de la fiction radiophonique d’un nouvel ordre qui mérite d’autres développements.

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Notes

[1] Transcription d’un extrait de l’émission « Entretiens avec », produite par Philippe Sollers, enregistrée le 28 février 1967, diffusée les 17 et 19 avril 1967 sur France Culture. Référence INA: PHD99203729.

[2] Corinne Schneider a été responsable du département musicologie et analyse du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris de 2013 à 2016.

[3] On semble démystifier en ce qu’on passe dans un langage « de la rue » une œuvre du panthéon et, ce faisant, on confirme – sans le discuter – que le répertoire de la musique savante reste structuré par une logique de panthéon.

[4] Très incrusté dans un certain ordre de pouvoir, en l’occurrence celui du « consulting ».

[5] « K. 87 » fait référence au numéro de catalogue de l’œuvre de Mozart (K. est l’acronyme de Köchel, du nom de l’éditeur Köchel dont le catalogage des œuvres de Mozart fait autorité).

[6] Nous adoptons ici la graphie italienne, conformément au titre de l’opéra de Mozart.

[7] L’importance de l’appréhension dite « proto-narrative » – ou « pré-narrative » – définie par certains psychologues de la musique tels que Daniel Stern ou Michel Imberty devrait suffire à convaincre les médiateurs les plus frontaux que le plus important, pour se préparer à l’écoute d’un opéra, n’est pas de sensibiliser à l’intrigue dans ses moindres détails.

[8] Sur l’insolubilité présumée mais expérimentable de l’opéra dans la radio, cf. Rameau radiostar, création radiophonique de David Christoffel diffusée le 10 septembre 2014 dans L’Atelier de la création coordonné par Irène Omelianenko sur France Culture : https://www.franceculture.fr/emissions/l-atelier-de-la-creation-14-15/rameau-radiostar qui prolonge en pratique l’étude menée en 2012, Orphée au micro : https://www.academia.edu/19881511/Orph%C3%A9e_au_micro

[9] En référence au théoricien du roman Mikhaïl Bakhtine qui invente notamment le concept d’hétéroglossie.

[10] C’est le terme utilisé par Gérard Genette pour désigner les procédés de déplacement des modalités d’un récit : « on inverserait le rapport entre discours direct et indirect, ou entre showing et telling ; on récrirait Adolphe en style Hemingway, L’Étranger en style Princesse de Clèves, Zazie à la manière d’Henry James… J’ai l’air de m’égarer, mais il faut se rappeler que Platon ne dédaigne pas, au troisième livre de la République, de récrire selon le mode du récit pur (telling), sans dialogue direct, quelques vers de l’Iliade qui illustraient la technique du récit mixte. » (Gérard Genette, 1982 : 407)

[11] « On peut à volonté focaliser sur tel personnage un récit originellement « omniscient » » (Ibidem).

[12] http://www.conservatoiredeparis.fr/voir-et-entendre/enregistrements/article/radio-opera/

[13] http://www.conservatoiredeparis.fr/nc/voir-et-entendre/enregistrements/article/radio-opera-3/

[14] Exemple extrait de l’émission Nectar du 11 octobre 2017 sur Espace 2 (Radio-Télévision-Suisse) : David Christoffel : « Je voudrais vous soumettre la théorie d’une musicologue, Jacqueline Waeber, qui explique que les arias da capo, chez Haendel, sont des moments où l’action dramatique s’arrête et où un personnage se met à regarder sa passion sous différents aspects (c’est le côté cubiste par anticipation, qu’il pourrait y avoir chez Haendel). Ça se vérifie dans tous ses opéras ? » – Philippe Jaroussky : « Oui, l’opera seria fait d’ailleurs beaucoup peur aux metteurs en scène, parce qu’ils se demandent « qu’est-ce que je vais faire à la reprise, notamment, au da capo ? ». En général, c’est un moment d’évolution psychologique, d’une prise de décision du personnage. C’est-à-dire que l’action se déroule effectivement dans les récitatifs et il y a un arrêt sur image sur un personnage qui va se rendre compte, dans le récitatif, qu’il est trahi. Il va avoir cet air où il se rend compte. Il faire cet arrêt sur image et il va ressentir cette trahison profondément. Mais en général, ce qui est très intéressant, c’est que ça doit évoluer dans l’air. C’est-à-dire qu’il y a peut-être un constat, et au da capo, on peut sentir une prise de décision ou d’acceptation de cette trahison. » (URL : https://www.rts.ch/play/radio/nectar/audio/un-grand-artiste-est-il-un-bon-prof?id=8952251  consulté le 25 avril 2018).

Pour citer cet article

Référence électronique

David CHRISTOFFEL, « De l’opéra à la transfiction radiophonique », RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019, mis en ligne le «15/03/2019», URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/de-lopera-a-transfiction-radiophonique/

Auteur

David CHRISTOFFEL est producteur pour Radio France et la Radio Télévision Suisse.

Courriel :  david.christoffel@gmail.com