Félix PATIÈS

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Résumé
Au début des années 1980, les anarchistes se saisissent de la modulation de fréquence (FM) en région parisienne et créent Radio Libertaire sur le 89,5 MHz. Presque aucune trace sonore n’a survécu de cette époque. Grâce aux archives papiers de la Fédération anarchiste, il est pourtant possible de documenter les activités radiophoniques de cette radio. Le lien, bulletin intérieur de la Fédération anarchiste, l’organe de liaison interne des groupes anarchistes en France, rassemble des comptes rendus de réunions ainsi que des éléments de réflexion concernant la radio. À travers le cas de Radio Libertaire, il est possible d’étudier la manière dont un groupe politique, jusque-là exclu des ondes, s’approprie et renouvelle l’écriture radiophonique pour mettre en ondes ses idées le plus efficacement possible.
Mots clés : Radio Libertaire, 89,5 MHz, anarchistes, nouveaux auteurs, radios libres, le Monde libertaire, grilles des programmes, modulation de fréquence.
Abstract
At the beginning of the 1980s, anarchists implement their own FM radio station in Paris. Radio Libertaire is born and settle on 89.5 MHz. Almost no sound recordings have survived from this time. Nevertheless, thanks to the paper archives of the Anarchist Federation, it is still possible to document the activities of Radio Libertaire. Le lien, the internal bulletin of the anarchist Federation, gathers minutes of meetings as well as elements of reflection concerning radio. Through the case of Radio Libertaire, it is possible to study the way in which a political group, excluded from the airwaves until then, appropriates and renews the ways to produce radio and to broadcast their ideas as efficient as possible.
Key words: Radio Libertaire, 89.5 MHz, anarchists, new authors, free radios, le Monde libertaire, program grids, frequency modulation.
Resumen
A principios de la década de 1980, los anarquistas implementan su propia estación de radio FM en París. Radio Libertaire nace y se instala en 89.5 MHz. Casi ninguna grabación de sonido ha sobrevivido desde este momento. Sin embargo, gracias a los archivos en papel de la Federación Anarquista, todavía es posible documentar las actividades de Radio Libertaire. Le lien, el boletín interno de la Federación anarquista, reúne actas de reuniones y elementos de reflexión sobre la radio. A través del caso de Radio Libertaire, es posible estudiar la forma en que un grupo político, excluido de las ondas hasta entonces, se apropia y renueva las formas de producir radio y transmitir sus ideas de la manera más eficiente posible.
Palabras clave: Radio Libertaire, 89.5 MHz, anarquistas, nuevos autores, radios libres, le Monde libertaire, grillas de programas, modulación de frecuencia.
Introduction
Depuis la fin des années 1970, de nouveaux acteurs (militants, immigrés, anarchistes, amateurs de musique, entrepreneurs, passionnés de technique) contestent le monopole d’État sur la radiodiffusion. Ils se saisissent de la modulation de fréquence afin de diffuser leurs contenus. Ils bénéficient alors des avancées techniques (miniaturisation des émetteurs FM, désintérêt de Radio France et des stations périphériques pour la FM) et du dynamisme des radioteurs italiens (le monopole italien sur la radiodiffusion n’a pas été renouvelé au milieu des années 1970 et a permis l’explosion des radios privées en Italie). Valéry Giscard d’Estaing et son gouvernement s’opposent aux contrevenants au monopole d’État sur la radiodiffusion. C’est la bataille des radios libres (Lefebvre, 2008). Après mai 1981, l’effervescence de ces nouvelles radios contraint le nouveau gouvernement à mettre fin au monopole.
Une nouvelle lutte apparaît alors : quelles radios libres doivent être dérogées ? Des centaines de radios souhaitent participer à la bande FM alors que le nombre de fréquences est très limité. Or, les motivations des acteurs sont très diverses, voire antagonistes : militantismes politiques ou religieux, entraide communautaire, diffusion de petites annonces ou de nouvelles musiques, mais aussi la recherche de profits. Les pouvoirs publics ont le plus grand mal à réguler le nombre et la diversité des radios dans les métropoles, du fait de la dispersion de la décision politique entre de nombreux acteurs institutionnels en charge du dossier (ministre de la Culture et de la Communication, commission Galabert puis Holleaux, Haute Autorité de la Communication audiovisuelle, Président de la République, Premier ministre) et des multiples attaques menées par des groupes de pression (financiers, religieux, politiques) afin de faire déroger leur radio (Chauveau, 1997). Les militants de la Fédération anarchiste, initiateur de Radio Libertaire, entrent en lutte afin de préserver leur place sur la bande FM. La radio des libertaires se retrouve même au cœur du conflit des dérogations, pris en étau entre les nouvelles autorités politiques (Haute Autorité de la Communication Audiovisuelle) et les radios locales parisiennes (la Voix du Lézard, NRJ) à vocation commerciale (Patiès, 2014).
En parallèle de cette lutte pour la légalisation de leur station, les anarchistes mettent en scène leurs paroles et « ancrent » dans le sonore leurs idées. De ces premières expériences de radiodiffusion, il n’existe presque aucune trace sonore. Cependant, dans les archives de la Fédération, de nombreuses sources papier permettent de documenter les activités radiophoniques de cette époque. Notamment, le bulletin intérieur de la Fédération anarchiste qui n’est autre que l’organe de liaison interne des groupes anarchistes en France. Les comptes rendus de réunions ainsi que des éléments de réflexion concernant la radio sont transmis à l’ensemble des adhérents de manière mensuelle ou bimensuelle. À travers le cas de Radio Libertaire, il est possible d’étudier la manière dont un groupe politique, jusque-là exclu des ondes, s’approprie et renouvelle l’écriture radiophonique pour mettre en ondes ses idées le plus efficacement possible. Tout d’abord, il faut expliquer pourquoi les anarchistes se saisissent de ce nouveau médium. Ensuite, il faut analyser comment ces militants cherchent à écrire dans l’éther francilien la singularité sonore de leur station (identité sonore, studio, fréquence). Enfin, il convient d’observer les innovations et les réinventions opérées par ces militants afin d’adapter leurs idées aux formats radiophoniques (création de grilles des programmes, réappropriation de formats radiophoniques anciens).
Pourquoi les anarchistes se saisissent-ils de la bande FM ?
Les médias, cœurs des organisations anarchistes
La radiodiffusion n’est pas le premier médium à travers lequel les anarchistes s’expriment. La place d’un journal papier est même essentielle dans l’organisation anarchiste comme le rappelle Maitron (1992 : vol. 2, p. 156) :
« Enfin, et là est sans doute l’essentiel, la presse, depuis les origines du mouvement anarchiste et jusqu’à aujourd’hui, a, le plus souvent, tenu lieu d’organisation, de parti. Le mouvement, quasi informel, ne se structure et n’existe pratiquement que grâce à elle. »
Le médium, pour les anarchistes, est le lieu où se matérialise l’organisation. Le journal est volontairement maintenu à une structure minimale, tournée vers la production d’informations militantes. Depuis sa refondation en 1954, la Fédération anarchiste s’est dotée d’un journal, le Monde Libertaire. D’abord mensuel, il devient hebdomadaire en 1977. De 8 pages, il passe à 12 en 1982. À la différence d’autres organisations libertaires, la Fédération ne se limite pas au journal et cherche à occuper d’autres espaces de diffusion. Pour cela, les militants de la Fédération se dotent d’une librairie fédérale en 1980, la librairie du Monde libertaire située au 145, rue Amelot dans le XIe arrondissement de Paris. Il existe également des éditions du Monde Libertaire dont le but est de décliner les idées libertaires sur des supports papier (livres, brochures). Ces œuvres ont pour vocation de diffuser et de faire connaître les thèses anarchistes au plus grand nombre. Mais, selon une militante, cette stratégie a atteint ses limites :
« Le mouvement anarchiste rencontre d’énormes difficultés dans son intervention réelle au sein des masses. […]. La croissance qualitative du mouvement libertaire se heurte au « localisme » et à l’éclatement des champs de réflexion des groupes ou des organisations anarchistes. »[1]
Tout le problème du mouvement libertaire à l’horizon des années 1980 est de propager ses idées au sein du plus grand nombre. Ce besoin se fait d’autant plus sentir que Mai-Juin 68 a engendré de nombreuses expériences libertaires qui permettent un renouvellement des idées anarchistes par des exemples concrets (l’occupation du Larzac, la reprise des usines de montres LIP par les ouvriers). Dans cette perspective, l’accès à la modulation de fréquence semble être une véritable aubaine pour les anarchistes.
La diffusion en modulation de fréquence permet aux anarchistes de propager leurs idées sur un média de masse. La portée de la FM est limitée à environ 50 kilomètres, mais en région parisienne une telle surface abrite plusieurs millions d’habitants. Or, depuis les années 1970, tous les postes radio sont équipés de récepteurs FM.
Une ligne éditoriale sonore anarchiste.
À la suite de la Loi du 9 novembre 1981, les anarchistes doivent régulariser leur situation et faire une demande de dérogation au monopole d’État sur la radiodiffusion auprès de la nouvelle commission consultative des radios locales privées. Ce dossier rempli au tout début de l’année 1982 nous donne une synthèse de ce qu’est le projet éditorial de Radio Libertaire :
« Objet principal des émissions : Diffuser la pensée anarchiste – dernière science sociale née au siècle dernier – et les idées libertaires. Faire découvrir une pensée trop bafouée et tronquée (et qui continue de l’être) par l’ensemble des médias qui la présente comme un doux projet irréaliste ou encore comme synonyme de terrorisme. Dévoiler au public la richesse de la chanson et de la musique d’expression française contrairement à l’ensemble des moyens de radiodiffusion qui diffuse de la musique d’expression anglo-saxonne pour un public francophone ! »[2]
L’idée est donc de légitimer une pensée dans l’espace public. Les autres médias sont perçus par les militants de la Fédération comme des prismes déformant la réalité de leur pensée. Les animateurs veulent proposer une vision authentique de cette pensée à un large public.
Cependant, des critiques se font entendre au sein de la Fédération. Certains militants refusent de dénaturer l’idéal des radios libres. Certains redoutent que les membres de Fédération anarchiste deviennent eux-mêmes des censeurs sur l’antenne de leur nouvelle radio :
« Je distingue Radio-FA et radio libre libertaire. Quand j’écris « vraiment libre » et « indépendante de tout parti », ce n’est pas par rapport à RL mais aux radios libres existantes qui véhiculent beaucoup d’aliénation (sous-marins politiques, radios gauchistes, hiérarchisées,…). Radio Libertaire n’est pas non plus une radio vraiment libre puisqu’il faut être adhérent de la FA ou invité par elle pour y participer. »[3]
Ce militant de Limoges regrette que la liberté d’expression ne soit pas totale sur Radio Libertaire. En effet, il n’est pas question pour les animateurs d’inviter d’autres organisations politiques ou religieuses, considérées comme aliénantes sur le plan moral et politique. Les militants anarchistes veulent faire reconnaître leurs thèses, qui, selon eux, ont toujours été occultées. Ils ajoutent également que tous les autres courants d’idées ont déjà le droit à la parole dans les autres médias.
Malgré les critiques, les militants anarchistes se lancent dans la construction d’une station de radiodiffusion dont la vocation est de diffuser les idées anarchistes. Grâce à ce nouveau médium, ils espèrent enfin atteindre un large public. Les anarchistes commencent alors par définir les contours sonores et techniques de leur station.
Comment les anarchistes affirment-ils la singularité de leur station dans un espace radiophonique francilien saturé ?
Les militants de la Fédération anarchiste s’interrogent sur la meilleure façon d’utiliser ce nouveau médium. Comment être identifié parmi les centaines de radios nouvellement créées ? Comment la Fédération peut-elle proposer des émissions de manière régulière et pérenne ? Afin de communiquer leurs idées, les anarchistes soignent la forme de leur radio grâce à quelques éléments spécifiques du médium radiophonique : un nom, un son, un slogan, un studio, une fréquence.
Définir une identité sonore pour Radio Libertaire : un nom, un son, un slogan.
Le 1er septembre 1981, Joël-Jacquy Julien, Floréal Melgar et Gérard Caramaro, militants de la Fédération anarchiste, lancent le projet. Ils lui choisissent un nom. Le choix se porte sur la proposition de Floréal : Radio Libertaire. L’autre option était Radio Anarchie[4]. Les deux noms permettent d’identifier clairement la station et d’affirmer immédiatement son engagement politique. Le choix du terme « libertaire » plutôt que celui « d’anarchie » est un dilemme ancien. « Anarchie », est un terme forgé par Proudhon, qui a connu des fortunes diverses. Il est notamment critiqué pour son essence négative : « Anarchie » est un terme dérivé du grec qui signifie la négation du pouvoir ou l’absence de chef, de direction. Le terme devient définitivement « maudit » après la période des attentats des années 1880. Les militants optent alors plus volontiers pour le terme de « libertaire », néologisme attribué à Joseph Dejacque, dont l’essence renvoyait à une idée positive et était moins connoté dans les esprits. Le choix du terme libertaire provient probablement aussi d’une volonté de lier la nouvelle radio au journal fédéral existant, le Monde Libertaire.
Le choix de l’identifiant sonore de la radio a été plus mouvementé. L’internationale d’Eugène Pottier, El paso del Ebro ainsi que Move over de Janis Joplin et Beethoven sont au cœur des débats. Les archives donnent peu d’informations sur les raisons qui motivent le choix de tel ou tel morceau. L‘Internationale est un chant partagé par l’ensemble du mouvement socialiste, marxiste comme libertaire. Il n’est donc pas spécifique aux militants anarchistes et ne rend donc pas la station immédiatement identifiable. El paso del Ebro est quant à lui un chant espagnol du XIXe siècle repris lors de la guerre d’Espagne de 1936 à 1939. L’un des fondateurs de la radio, Floréal Melgar, est le fils d’un exilé espagnol. Ce chant fait référence à la Catalogne libertaire, une expérience emblématique d’organisation anarchiste de masse. Cependant, il s’agit d’un chant en espagnol qui est peu identifiable par les auditeurs franciliens. Quant à Move over de Janis Joplin, dont les paroles évoquent une rupture entre amoureux, c’est une référence directe à l’esprit de Mai-Juin 68 et à la contre-culture américaine, alors en pleine expansion. La chanson est très populaire parmi les plus jeunes, mais peu connue des ainés. Finalement, suite à un concours de circonstances, le choix de l’indicatif se porte sur Le temps des cerises3. La chanson de Jean-Baptiste Clément est un hymne populaire, symbole de la commune de Paris de 1871. Les anarchistes ont le déclic après avoir entendu un joueur d’orgue de barbarie dans une rue du quartier de Montmartre. Ils enregistrent ce musicien ambulant. Cet enregistrement sommaire sert, encore aujourd’hui, d’identifiant sonore à la station.
« La voix sans maitre » devient le slogan de Radio Libertaire. Il est parfois scandé dans une version longue « la voix sans dieu, sans maitre, et sans publicité ». Ce slogan est une réduction en quelques syllabes de l’esprit anarchiste. Il reprend le leitmotiv des principes anarchistes : le rejet de toutes formes de domination ou d’exploitation de l’homme par l’homme et, en creux, la valorisation de l’autonomie et de la liberté. L’ajout de « sans publicité » permet d’affirmer explicitement le refus des anarchistes face à la vente de temps d’antenne à des fins commerciales. Cette pratique est au cœur du débat sur les modes de financement des radios libres après 1981.
Les radioteurs libertaires incarnent leurs idées politiques dans des formes sonores simplifiées qui rendent la station immédiatement identifiable. Ces formes permettent d’encadrer des contenus sonores parlés ou chantés. L’ensemble de ces contenus est façonné grâce à la mise en place d’un studio d’enregistrement.
Créer un nouvel atelier d’écriture radiophonique : le studio d’enregistrement.
Au cours de leurs premières expérimentations, les anarchistes ont créé des radios temporaires, sans véritable studio. En 1978, les anarchistes de Toulon préenregistrent des programmes qu’ils diffusent grâce à un émetteur placé dans le coffre de leur voiture. Cette solution permet de diffuser depuis les hauteurs de Toulon et ainsi d’atteindre une zone de réception la plus étendue possible. Cette installation permet également de semer rapidement les camions goniométriques. Cependant, cette solution ne permet pas de recevoir des invités en direct et de produire des programmes réguliers. En 1981, le flottement dû à l’élection d’un nouveau président permet aux anarchistes de ne plus craindre la répression policière et de se projeter vers l’avenir. Ils installent alors un studio d’enregistrement pérenne pour leurs émissions.
Le matériel de Radio Libertaire est fourni principalement par Julien. L’affaire est plutôt rudimentaire :
« Trois micros américains, un tourne-disque russe (mais oui !), un ampli japonais et un émetteur italien. C’est bien connu les libertaires n’ont pas de frontières. Plus simplement il faut avouer que Radio Libertaire, au départ, n’était que bout de ficelle, bourse plate et compagnie. »[5]
De plus, Floréal et Gérard Caramaro mettent leurs collections de disques en commun pour ponctuer les émissions de pauses musicales, mais ce petit dispositif devient vite répétitif. Il faut vite chercher des nouveautés et diversifier les artistes. L’équipement du studio est minimal et ne fait pas l’objet d’investissement massif par la Fédération anarchiste qui ne prête aux initiateurs du projet que 15 000 francs pour acheter un émetteur.
Ce premier studio de Radio Libertaire est situé dans le local du groupe Louise Michel. Le local abrite la bibliothèque « La rue », et dispose d’une cave que les militants vont aménager en studio.
« Nous étions si passionnés par la radio, que nous n’avions vu, au début, la bizarrerie, d’une telle installation. Ce furent les premiers invités qui, discrètement, nous en firent toucher du doigt la totale extravagance. Un exemple : n’ayant pas de toilettes il nous fallait « utiliser » un lavabo (!) au rez-de-chaussée et je me souviendrai toujours de la tête de Maria Pacôme me demandant gentiment un tabouret sous prétexte qu’elle était trop petite pour… Un Gilbert Lafaille, aussi complètement effaré en lorgnant notre pauvre matériel et qui me demandait constamment si on était bien sûr d’émettre quelque chose. Bernard Lavilliers suant plus encore que sur scène, dans ce trou à rat pas ventilé, mais quand même un peu moins que Jacques Debronckart ; […] Dans une cave où la seule eau courante était sur les murs. »[6].
C’est dans ce local inadapté que se tiennent les premières émissions de Radio Libertaire. Ces mauvaises conditions entrainent des problèmes techniques :
« Local trop humide à chauffer en permanence avec un radiateur à bain d’huile (pas de résistance à air). En trois mois, ma table Sony sent le moisi et commence à ronfler »[7]
À un autre niveau, les relations humaines semblent également pâtir de l’exiguïté des locaux :
«À ce propos, il faut rappeler aux copains que, lorsqu’ils n’ont pas une tâche précise à effectuer, il serait souhaitable qu’ils ne restent pas dans le local pendant les émissions »[8]
Pourquoi donc rester dans ce capharnaüm ? Malgré tous les désavantages qu’il comporte, ce choix d’emplacement a été effectué selon deux critères majeurs. Tout d’abord, Wally Rosell, le président-fondateur de l’association DMC, gérante de Radio Libertaire, appartient au groupe anarchiste Louise Michel. Naturellement, et en l’absence de tout moyen financier, Wally installe la radio dans le local de son groupe. Ce choix se justifie également par le fait que, pour émettre, il faut pouvoir installer son antenne le plus haut possible pour couvrir la zone la plus étendue possible. Ainsi, si on ajoute les 50 mètres de la butte Montmartre, par rapport au niveau de la Seine – Pont de Bercy, aux 14 mètres du bâtiment et aux 18 mètres de l’antenne, le sommet du dispositif d’émission culmine à 82 mètres. C’est pour ces raisons que le studio d’émission de Radio Libertaire est dissocié de son siège social, basé au 145 rue Amelot, la toute nouvelle librairie du Monde Libertaire. Cette dissociation n’est donc pas à l’époque une mesure de prudence vis-à-vis des forces de police ou d’agresseurs éventuels.
La localisation du studio est le résultat de l’absence de moyen financier adapté ainsi que du besoin de placer l’émetteur le plus en altitude possible afin de couvrir la zone la plus vaste possible.
Intégrer un nouvel espace de diffusion : un émetteur et une fréquence en FM.
Les anarchistes veulent émettre leurs idées et doivent choisir une fréquence. Où peuvent-ils se placer sur la bande FM parisienne nouvellement investie par des centaines de radios ?
Il faut pour cela choisir un émetteur. Julien a longtemps réfléchi. Il a étudié plusieurs dossiers de magasins français et italiens. Des notes, dans les marges de ces dossiers, nous indiquent que tout le dilemme était de concilier puissance d’émission et service après-vente. Acheté en Italie, il peut avoir une plus forte puissance qu’en France mais il n’y aura pas de service après-vente. Julien fait pourtant le choix de l’Italie et importe un émetteur en monophonie d’une puissance de 400 Watts et d’une antenne. Mis à part 3 radios soutenues par des groupes de presse nationale, l’émetteur de 400 Watts des anarchistes est l’un des plus puissants des premiers mois de la FM parisienne.
Initialement prévus sur la fréquence 95,4 MHz, les anarchistes renoncent. Quatre radios émettent déjà entre 95 et 96 MHz. Pis encore, Radio Cité Future, la radio du journal le Monde, l’une des trois radios les plus puissantes de la bande FM en septembre 1981, campe sur le 96 MHz, ce qui brouille Radio Gulliver située sur 95,7 MHz. Il est donc trop dangereux de s’installer dans cette zone. Les militants de Radio Libertaire optent donc pour une fréquence dans le début du spectre et installent leur fréquence sur le 89,5 MHz entre Radio Spartacus 89 MHz et Radio Gilda 91 MHz (Radio Gilda n’est autre que la radio de Patrick Fillioud, le fils de Georges Fillioud, le ministre de la Communication).
Lors des premières semaines, les anarchistes définissent le cadre de leurs émissions. Ils définissent une identité sonore afin d’être clairement identifiés par les auditeurs. Ils créent également les conditions techniques afin d’émettre en tenant compte de plusieurs contraintes : un budget très limité, une bande FM saturée et le besoin de surélévation de l’antenne.
Comment les anarchistes transcrivent-ils leurs idées dans des formats radiophoniques ?
Radio Libertaire est opérationnelle sur le plan technique. Sur le plan sonore, la station est clairement identifiable par les auditeurs. Les militants peuvent désormais se consacrer aux contenus de leurs émissions et ils doivent envisager les meilleurs formats afin de diffuser leurs idées.
Les anarchistes se réapproprient des formats radiophoniques classiques.
Les militants abordent une très grande diversité de thèmes. Des émissions expriment la vision des anarchistes sur la culture (l’informatique, l’architecture, le cinéma, le théâtre, la magie, la littérature, la poésie, les médias), les relations internationales (les conflits sociaux ou les guerres en Iran, en Allemagne, en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Italie, en Pologne, en Roumanie et en Afghanistan sont évoqués) et l’histoire du mouvement libertaire (La Commune, histoire du mouvement anarchiste, la pensée de Proudhon, la pensée d’Élisée Reclus).
Les émissions de Radio Libertaire, organisées autour d’un invité, prennent la forme de causerie ou de débat. Ces causeries permettent d’exposer les propositions de sociétés des libertaires sur de multiples sujets. Ces causeries occupent une place centrale, mais elles sont agrémentées par de d’autres formats radiophoniques plus courts, comme le rapporte le critique littéraire André Laude :
« C’est le temps de « l’Invité du jour ». Autour de lui s’articule la soirée avec les annonces diverses, la revue de presse, assez « vacharde », le quart d’heure de musique classique … »[9]
Floréal Melgar en évoque même bien d’autres dans les colonnes du Monde Libertaire :
« Enfin aux rubriques quotidiennes – le quart d’heure de musique classique, « la crapule du jour », la revue de presse et commentaires – viendront s’ajouter des chroniques hebdomadaires. Il s’agira de l’espéranto (tous les vendredis de 20h à 21h), des nouvelles concernant les pays de l’Est (chaque Jeudi, de 20h à 21h) et d’une rubrique cinéma (les mercredis de 19h à 19h45). « Le livre de la semaine », ainsi qu’une chronique syndicale verront sans doute le jour les lundis et mardis, mais cela reste à confirmer. Les samedis, nos émissions seront essentiellement musicales (pas d’invité ce jour-là). Toutefois, certaines rubriques s’intercaleront dans le programme, notamment la lecture – courte – de textes formant ce qu’on peut appeler « les classiques du mouvement ouvrier », et la revue de presse des hebdomadaires. »[10]
Les anarchistes diffusent leurs idées, jusque-là inédites sur les ondes, à travers des formats classiques qu’ils se réapproprient : la causerie, la chronique, le quart d’heure, la rubrique, de brèves lectures.
Le rôle central de l’invité quotidien en question
Dès le départ, les militants réfléchissent à une programmation capable d’incarner dans l’espace sonore parisien les idées anarchistes. La première grille des programmes est construite afin d’occuper le créneau de 18h à 22h avec un invité quotidien.

.Fig. N°1 : Grille des programmes de Radio Libertaire de septembre 1981, archives de la Fédération anarchiste.
Au cours des premiers mois, le cœur de leur dispositif de programmation est l’invité :
« Les tout premiers invités de Radio Libertaire ont été des militants d’un certain âge, c’est-à-dire des militants confirmés de ce mouvement anarchiste ainsi que des artistes, principalement des artistes du monde de la chanson, ce qu’on appelait la chanson à texte. C’est ce qui a donné la couleur de la radio. Une radio à la fois politique avec le discours libertaire, puisque c’était la radio de la Fédération anarchiste, et puis un côté très ouvert sur le monde de l’art et de la chanson. »[11]
Ce sont les invités qui donnent la couleur de la radio. Ils sont le cœur de l’émission et cela ne va pas sans poser problème, comme le rappelle l’un des fondateurs de Radio Libertaire, Joël-Jacquy Julien :
« La qualité d’une émission dépend encore trop de la valeur radiophonique de l’invité. »[12]
Les émissions reposent sur les invités. L’exercice oral imposé par le média radiophonique n’est pas toujours réussi. Certes, les animateurs trouvent dans la radio un véritable outil de transmission de la mémoire et de la pensée libertaire, mais tous les invités ne sont pas des tribuns et les émissions deviennent rapidement ennuyeuses.
La nécessaire ouverture de la programmation
Dès lors, les anarchistes invitent des militants d’organisations proches, d’abord comme simples invités puis rapidement la Fédération leur propose d’animer leurs propres émissions. C’est ce qu’explique Floréal Melgar au micro de Joseph Confavreux, producteur de l’émission Megahertz sur France Culture.
« Joseph Confevreux : Est-ce que Radio Libertaire était conçue comme l’équivalent parlé du journal le Monde libertaire, c’est-à-dire pensé comme l’organe de la Fédération anarchiste, qui parlait surtout aux sympathisants anarchistes ?
Floréal Melgar : Non, alors c’est justement ce qui différencie Radio Libertaire, même encore aujourd’hui, je pense, du journal le Monde Libertaire. Le Monde Libertaire était avant tout un journal militant, avec les qualités que cela comporte, mais aussi les gros défauts, alors que Radio Libertaire a été conçue de manière plus ouverte, même si c’est quelque chose qui n’a pas été pensé, théorisé, avant que nous donnions naissance à Radio Libertaire. Cela a été un petit peu par la force des choses. Nous avons commencé à trois animateurs, mais très vite, et d’ailleurs par obligation, puisque l’une des premières décisions du gouvernement a été d’imposer aux radios existantes d’émettre, je crois douze heures par jour. Il a fallu grossir cette équipe d’origine. Des copains sont arrivés, mais même ces copains militants de la Fédération anarchiste qui sont venus nous épauler ne suffisaient pas à remplir la grille de programmation. Nous avons quand même établi une vraie grille de programmation et donc il a fallu faire appel à des gens qui étaient sympathisants, évidemment, mais qui n’étaient pas des militants encartés de la Fédération anarchiste. »[13]
Radio Libertaire ne peut plus être pensée comme un pur organe de propagande de la Fédération anarchiste. L’objectif éditorial de la radio est remodelé en profondeur par les contraintes propres du médium radiophonique : savoir exprimer clairement des idées dans un micro, capter et renouveler l’attention de l’auditeur sur un temps long. La structuration autour de valeurs d’ouverture aux autres organisations et aux invités non-militants est d’abord un dommage collatéral de la mise en place de la radio. Les forces militantes de la Fédération anarchiste sont très restreintes et les militants des groupes fédérés s’épuisent à la tâche : s’ils veulent obtenir une fréquence, ils doivent émettre au minimum quatre-vingt-quatre heures par semaine, soit douze heures par jour, selon la nouvelle réglementation. Radio Libertaire se réorganise. L’invité quotidien, qui constitue la tranche 18h – 22h, reste le cœur du dispositif de programmation, mais désormais les émissions s’étendent de 6h à 24h tous les jours.

Fig. N° 2 : Grille des programmes publiée dans le Monde libertaire du 23 décembre 1982
Le total des heures d’émissions est tout simplement quadruplé. L’augmentation peut sembler démesurée, même en invitant des organisations amies à venir faire des émissions. Mais les militants se plient aux règles des pouvoirs publics afin d’optimiser leurs chances d’obtenir une dérogation. L’ouverture aux autres courants libertaires, associatifs comme syndicaux, d’abord choisis par défaut, sous le double effet de la faiblesse structurelle de la Fédération et des nouvelles dispositions législatives, va être rapidement transformée en avantage : l’acquis radiophonique de la Fédération anarchiste permet à l’ensemble du mouvement libertaire de prendre la parole. L’ouverture devient la force de Radio Libertaire et permet l’agrégation de nombreux courants libertaires au sein d’une même œuvre de propagande.
La place singulière de la chanson française sur Radio Libertaire.
La programmation de Radio Libertaire se structure dans une grille des programmes qui permet à chaque organisation de trouver sa place. Les émissions à contenu parlé avec invité commencent en fin d’après-midi pendant la semaine et en début de matinée pendant le week-end. En dehors de ces créneaux, que se passe-t-il sur l’antenne Radio Libertaire ?
Dès les premières émissions, c’est la chanson française qui prend le relais dès que les micros se ferment. Dans l’invité quotidien, la chanson représente environ quatre-vingt-dix minutes, soit un large tiers des quatre heures d’émission. La partie musicale se compose de la façon suivante :
« La partie musicale est composée de 75 % de chansons et de sketchs d’expression française, 8 % de musique instrumentale moderne, 12 % de musique classique, 5 % de chansons en langues étrangères, soit respectivement en temps réel journalier : 72 mns, 8 mns, 12 mns, 5 mns.»[14]
Au bout de quelques mois de fonctionnement, le travail de propagande des idées anarchistes est pris très au sérieux et Julien reproche certains choix musicaux non-anarchisants. La programmation musicale semble être ce qui attire les auditeurs vers Radio Libertaire. C’est elle qui permet de fidéliser les auditeurs et de les attirer vers les idées anarchistes. Dans cette perspective, aucune erreur n’est permise :
« Hiatus de programmation de disques pour une station anarchiste : 2 exemples : Bill Deraime qui se définit lui-même (France Inter, émission Bikini) « comme un catholique pratiquant et chantant essentiellement cela et pour cela ! ». D’ailleurs ses textes sont transparents à cet égard. Il a commencé avec sa femme à l’harmonium (!) à chanter des négros spirituals dans les églises catho (et continue d’ailleurs). Passer My sweet lord de [Georges] Harrison (allumé de Krisna ou autre) – qui est un texte puant de bondieuserie est une (sacrée !) gaffe. Déjà la traduction du titre donne « mon doux – ou bon – seigneur ». Le reste à l’avenant. À ce titre il faut être circonspect sur les chansons de langues étrangères. Si les animateurs ne connaissent pas la traduction, beaucoup d’auditeurs la savent – prudence –. Passer des disques au bénéfice du doute pour la seule beauté musicale technique n’arrange rien car par exemple Lama ou Sardou sont parfaits pour ce critère. »[15]
La programmation musicale est un choix éditorial : une erreur dans le choix des titres et la couleur politique de la radio peut s’en trouver modifiée. Julien préconise également de se méfier des titres en anglais car, sous couvert de formes musicales novatrices, ils peuvent masquer des idées non anarchisantes voire réactionnaires.
La chanson française est l’axe fort de Radio Libertaire. Cette musique s’avère d’ailleurs être une niche à l’époque, tant les autres radios n’en jouent plus. Les programmateurs des radios ont progressivement remplacé la chanson française par la musique disco. Ce sont donc au bas mot un million d’auditeurs qui étaient touchés par ces chanteurs sans véritables accès à la radio ni, surtout à la télévision (Ory, 1983). Les chansonniers sans débouchés et les professionnels du disque, suivis par les médias et les pouvoirs publics, crient à la « crise de la chanson française ». La Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique (SACEM) et la Société du Droit de Reproduction Mécanique (SDRM) tirent la sonnette d’alarme et alertent l’Assemblée Nationale puis le Ministère de la Culture.
De nombreux chansonniers, imprégnés des idées de Mai 1968 se retrouvent sans débouchés et sans accès à l’opinion publique. Julien, chansonnier lui-même, ancien élève du petit conservatoire de Mireille, appartient à ce très large réseau de chansonniers. Radio Libertaire devient alors un moyen de faire écouter à des milliers d’auditeurs les productions de nombreux artistes en quête de reconnaissance : Lavilliers, Font et Val, Jacques Florencie, Hubert Félix Thiefaine, Jean Guidoni, Daniel Vachée, Higinio Mena, Serge Utgé-Royo et bien d’autres trouvent un espace d’expression vers le grand public en Radio Libertaire. Les deuils de Jacques Brel (décédé en 1978) et de Georges Brassens (décédé en 1981) ont permis de mesurer l’étendue de la présence des poètes-chanteurs en France (Ory, 1983) et de raviver l’intérêt des auditeurs pour cette musique. De plus, la relation qui se noue entre la radio des anarchistes et les chansonniers engagés n’est pas à sens unique : lorsque Radio Libertaire se retrouve menacée de saisie les artistes viennent jouer gratuitement pour renflouer ses caisses (Patiès, 2016).

Fig. N° 3 : Gala de soutien à Radio Libertaire et au Monde Libertaire du 11 novembre 1982 à la Mutualité
La chanson française est le credo de Radio Libertaire, mais rapidement cette programmation va se diversifier. Certains animateurs souhaitent redonner à d’autres formes marginales de culture un droit de cité. Dans l’émission Trisomie 21, les animateurs proposent trois chroniques : la première sur le free jazz, la seconde sur la bande dessinée et la troisième sur le « rock’n’raggae ». Ces trois chroniques deviennent trois émissions autonomes. Trisomie 21 est désormais dédiée à la musique rock. Pour eux, le rock est un « moteur de l’évolution culturelle. […]. Le rock a été, et demeure, un mode d’expression, l’expression d’une révolte contre un monde qui lui est hostile »[16]. Il cite également le cinéaste allemand Wim Wenders : « cette musique a d’ailleurs beaucoup à voir avec ma génération : elle me donnait conscience d’un changement possible vers quelque chose de plus authentique que la culture bourgeoise »[17]. La chronique sur le free jazz devient l’émission Jazz en liberté. L’émission est animée par Jean-Pierre et Thierry. Selon eux, Cette musique est elle aussi politique : elle tisse les liens entre politique (rejet de la domination blanche dans la musique) et religion (islam adopté par les noirs). Puis l’émission étend son domaine à l’ensemble des musiques improvisées, symbole de liberté et d’expression individuelle. Cette musique permet aux animateurs d’exprimer des idées politiques à l’antenne : réflexions sur le rejet de la guerre du Vietnam dans les années 1970, dénonciation la politique du Ministère de la Culture et de la Communication (taxes, monopole de l’industrie du disque, marchandisation de la musique).
Dès le départ, les anarchistes optent pour des formats sonores existants, inspirés de leur journal papier ou des conférences publiques. Un invité quotidien constitue le cœur de la programmation. Mais rapidement, les militants expérimentés étant limités, la programmation tourne en rond et les animateurs s’épuisent. L’ouverture de l’animation à d’autres organisations proches des anarchistes s’avère indispensable. La chanson française engagée, puis les musiques militantes, deviennent également un élément attractif pour les auditeurs.
Conclusion
À travers le cas de Radio Libertaire, il est possible d’entrevoir les profonds renouvellements de l’écriture radiophonique au cours de la période des radios libres. Comme des centaines d’autres groupes associatifs ou militants de tous bords politiques, les anarchistes créent ex nihilo une radio capable d’émettre et de diffuser les idées anarchistes sur les ondes parisiennes avec des moyens techniques et financiers extrêmement réduits. Désormais, pour quelques milliers de francs, il est possible de créer sa propre radio et de diffuser ses idées dans un espace d’écoute massif : l’Ile-de-France compte jusqu’à 10 millions d’auditeurs potentiels. Les anarchistes innovent et se saisissent de cette opportunité pour produire leur propre radio. Le paysage radiophonique français est radicalement transformé. Désormais, les anarchistes peuvent s’exprimer au même titre que les radios d’État et les radios périphériques sur les ondes, la seule limite étant géographique : la modulation de fréquence ne peut pas émettre à plus de cinquante kilomètres mais la qualité d’écoute est supérieure aux grandes ondes. Afin de donner à entendre leurs idées, les anarchistes n’innovent pas dans le domaine des formats. Ils se réapproprient des formes journalistiques anciennes, qu’ils adaptent aux enjeux sonores. L’usage de ces formats classiques permet d’attirer de nouveaux auditeurs vers les idées anarchistes, jusque-là écartées des antennes des radios d’État ou des radios périphériques. Les moyens humains et financiers limités de Radio Libertaire obligent également les anarchistes à innover et à diffuser des contenus produits par des organisations amies (CNT, libre-pensée, espérantistes) ainsi que des contenus musicaux pré-produits. Radio Libertaire est une radio politique mais aussi une radio musicale dont le flux est alimenté par des éléments produits par des tiers. Aucune autre radio ne promeut de chanson française engagée. Les anarchistes utilisent ces chansons afin de tenir le temps d’émission imposé par l’État et de diffuser des idées anarchistes sous une forme mélodique que les radios d’État ont exclue jusque-là. Bien avant internet, la modulation de fréquence (FM), une technologie délaissée des grands groupes de médias de l’époque, a permis la prise de parole sur les ondes de groupes sociaux parfois anciens, comme les anarchistes, qui étaient jusque-là exclus d’une représentation radiophonique. Le cas de Radio Libertaire illustre ce renouvellement considérable de l’écriture radiophonique au début des années 1980. Cette nouvelle forme d’écriture se compose d’un nouveau mode de diffusion (la FM), d’une réappropriation des formes radiophoniques existantes (identité sonore de la station, formats des émissions) et dans la production de contenus jusque-là bannis des ondes radiophoniques (idées anarchistes, idées syndicalistes, émission en esperanto, chansons françaises engagées, musiques alternatives).
Bibliographie
CHAUVEAU Agnès. L’audiovisuel en liberté ? Histoire de la Haute Autorité, Paris : Presses de Sciences Po, 1997, 543 p.
LEFEBVRE Thierry. La bataille des radios libres, 1977-1981, Paris : INA / Nouveau monde, 2008, 421 p.
MAITRON Jean. Le mouvement anarchiste en France, Paris, Gallimard, 1992 : 2 volumes (485 et 439 p.).
ORY Pascal. L’entre-deux-Mai : histoire culturelle de la France mai 1968 – mai 1981, Paris : Le Seuil, 1983, 375 p.
PATIÈS Félix. Radio Libertaire en 1984 : vers la légalisation ?, Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°121, juillet – septembre 2014, pp.95-105.
PATIÈS Félix. Radio Libertaire et la défense d’une francophonie alternative sur la bande FM, Cahiers d’Histoire de la Radiodiffusion, n°130, octobre – décembre 2016, pp. 55-62.
Notes
[1] Le Monde Libertaire, 8 Juin 1978, p. 7.
[2] Dossier de « Demande de création d’une radio en modulation de fréquence par dérogation au monopole d’État de la radiodiffusion », daté du 18 Février 1982, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite « 1982 ».
[3] Robert, Liaison nord Haute-Vienne, « Contribution au congrès du Havre », Bulletin intérieur, n° 194, p. 25.
[4] JULIEN, Joël-Jacky, « Nécessité fait loi », Le magazine libertaire, n° 7, Septembre 1985, p. 2 – 4.
[5] JULIEN, Joël-Jacky, « Nécessité fait loi », op. cit. p. 2 – 4.
[6] JULIEN, Joël-Jacky, « Nécessité fait loi », op. cit. p. 2 – 4.
[7] JULIEN, Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », 5 Janvier 1982, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite 1981.
[8] FONTLUPT, Jocelyne, note interne « À propos de l’organisation de Radio Libertaire », archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, année 1981.
[9] LAUDE, André, « libre comme l’air : radio libertaire », Les nouvelles littéraires, 25 Février au 4 Mars 1982.
[10] MELGAR, Floréal, « Radio Libertaire – La voix sans maitre : Demandez le programme ! », Le Monde Libertaire, 29 Octobre 1981, p. 7.
[11] CONFAVREUX, Joseph, « Que reste-t-il du temps des radios pirates ? » avec la participation de Antoine LEFEBURE, Floréal MELGAR et Thierry LEFEBVRE dans Megahertz, 59 min, France Culture, Paris, 17 Juillet 2010, 48e à 49e minutes.
[12] JULIEN, Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », op. cit.
[13] CONFAVREUX, Joseph, op. cit., 44e minute.
[14] Lettre à Monsieur Jean Loup TOURNIER, directeur de la SACEM, 21 Septembre 1981, archives de la Fédération anarchiste, fonds Radio Libertaire, boite 1981.
[15] JULIEN, Joël-Jacky, « Notes après quatre mois de fonctionnement », op. cit.
[16] DELAVAU, Thierry, « Trisomie 21 », Monde Libertaire, 7 Juillet 1983, p. 15.
[17] DELAVAU, Thierry, op. cit.