Marine BECCARELLI[1]

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Pour le géographe spécialiste du monde nocturne Luc Gwiazdzinski, la nuit constitue une frontière, précisément « la dernière frontière de la ville ». Avant l’invention de l’électricité, la nuit représentait une nette barrière physique, un monde d’obscurité contre lequel l’individu se heurtait. Depuis, malgré l’introduction puis la généralisation de la lumière électrique à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, cet espace-temps demeure retranché derrière une frontière sociale spatio-temporelle. La nuit reste le domaine de l’obscur, de l’invisibilité, voire de la transgression. Par extension, tandis que la journée correspond généralement à l’espace-temps de l’activité sociale, du travail et de la sphère publique, la nuit est le moment dévolu au sommeil, au repos et au repli dans la sphère privée. Elle est étroitement associée à l’intime et à l’imaginaire.
Cet article propose d’interroger le monde spécifique de la radio nocturne, de montrer en quoi cet espace a pu constituer une frontière dans le paysage médiatique français. Par radio nocturne, nous entendons l’espace-temps 23 heures – 5 heures du matin, même si ces limites ont pu varier au fil du temps.
La conquête progressive de la nuit par la radio, assimilée au dépassement d’une frontière, est d’abord analysée de manière chronologique, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années 1980. Un deuxième temps analyse la spécificité de la nuit radiophonique, en tant que territoire à part. Enfin, le dernier moment de cette réflexion s’intéresse à la re-matérialisation d’une frontière de la nuit radiophonique, depuis les années 1990.
Chronologie de la nuit comme frontière radiophonique
Depuis la création des stations de radio au début des années 1920 en France, la nuit représente une frontière radiophonique à conquérir durant une trentaine d’années.
Avant 1955 : la nuit « silence radio »
Avant 1955, il n’y a en France aucune émission de radio après minuit, sauf durant la Seconde Guerre mondiale[2] ou à l’occasion des nuits de fêtes et de célébrations comme Noël et le jour de l’an. Durant les nuits ordinaires, les émetteurs cessent autour de minuit et les programmes s’arrêtent avec la diffusion de La Marseillaise[3].
Pour signifier la fin de la journée, les speakers invitent les auditeurs à aller se coucher, tandis que les chaînes de radio diffusent de la musique douce pour leurs programmes tardifs. Une émission du Poste Parisien de la fin des années 1940 s’intitule même Prélude aux rêves. Elle est diffusée entre minuit et minuit et quart, heure à laquelle se clôt l’antenne, et son titre explicite renvoie bien à cette idée d’une introduction à la rêverie, une préparation radiophonique au sommeil. L’une de ces émissions, diffusée en 1948, a été conservée. Au début du programme, la voix des animateurs, lisant des textes entre des morceaux de musique, est assez dynamique. À la fin, le ton a sensiblement changé, invitant clairement les auditeurs à rejoindre leur lit :
Charles Bassompierre : Le sommeil va clore vos paupières, un train siffle dans la nuit (bruitage d’un sifflement de train), et vous l’entendez faiblement à travers le mur de votre chambre… […] Il vous emporte dans le cahotement des roues.
Christiane Montels : Un train siffle et s’en va, bousculant l’air, les routes, l’espace, la nuit bleue et l’odeur des chemins. […] Il vous amène vers le pays que vous désirez connaître, dans un voyage dont on ne se lasse jamais, le pays des jolis rêves où l’on ne rencontre que des visages aimés, et des odeurs de vrai bonheur[4].
L’émission Prélude aux rêves matérialise donc clairement la frontière entre le jour et la nuit, entre la veille et le sommeil.
1955 : création de Route de nuit sur Paris Inter
Une nouvelle émission, intitulée Route de nuit, est lancée sur Paris Inter – ancêtre de France Inter –, en juin 1955. À l’initiative de Roland Dhordain, alors adjoint au service des reportages, l’antenne ne s’arrête plus à minuit et quart, mais se poursuit jusqu’à deux heures du matin. Cette nouvelle émission vise un objectif simple : accompagner les automobilistes et chauffeurs routiers dans leurs trajets nocturnes afin d’éviter qu’ils ne s’endorment au volant. C’est aussi une façon de se distinguer de la nouvelle station périphérique Europe n°1, lancée en avril 1955, qui bouleverse le paysage radiophonique de l’époque. Avec Route de nuit, la station publique Paris Inter crée l’événement : elle est la première radio française à dépasser quotidiennement la frontière de la nuit radiophonique.
Cette émission est créée dans un contexte de développement du trafic automobile et du transport routier en général, mais aussi au moment des débuts de la commercialisation des transistors qui révolutionnent les pratiques de l’écoute radiophonique, en l’individualisant.
L’émission, d’abord programmée de minuit à deux heures, diffuse de la musique et des informations routières. Suite à un plébiscite des auditeurs[5], elle se poursuit jusqu’au petit matin à partir de 1957. Paris-Inter, rebaptisée alors France I, fonctionne désormais en continu : la radio française 24 heures sur 24 est née. Le média radiophonique fait le tour de la nuit.
1965 : Création du Pop Club
En octobre 1965, France Inter[6] lance un nouveau programme tardif : Le Pop Club de José Artur, diffusé entre 22 heures et une heure du matin. Le principe de cette émission consiste à recevoir des personnalités de tous horizons à l’heure de la sortie des spectacles, et à diffuser les derniers disques pop, que les collaborateurs de José Artur[7] ramènent de Grande-Bretagne ou des États-Unis. Avec Le Pop Club, la radio de nuit ouvre ses portes aux auditeurs, elle devient un lieu du Paris nocturne, puisque le studio se situe dans le Bar Noir de la Maison de l’ORTF. L’émission se déroule dans une atmosphère festive, mondaine et détendue, des musiciens viennent jouer et chanter en direct.
L’émission connaît un succès et une longévité remarquables, puisqu’elle existera pendant quarante ans, jusqu’en 2005. L’animateur José Artur y invente un style d’interview, avec un ton bien à lui, provocateur et incisif. Dans Le Pop Club, il est aussi l’un des premiers à mélanger les genres[8].
Ce programme tardif ouvre la voie et influencera les autres stations de radio qui créent bientôt des programmes similaires, comme les émissions de Christian Barbier sur Europe n°1 (La Nuit est à nous, puis Barbier de nuit). Toutefois, Europe n°1 cesse encore ses programmes à deux heures du matin pendant de nombreuses années. En effet, les autres stations n’adopteront la diffusion 24 heures sur 24 qu’à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980.
1975 : apparition des émissions nocturnes interactives
En septembre 1975, le programme de Christian Barbier sur Europe 1 est supprimé pour laisser la place à une nouvelle émission, La Ligne Ouverte de Gonzague Saint Bris, chaque jour en direct entre minuit et une heure. Cette émission est directement inspirée des Open Lines qui existent aux États-Unis, dans lesquelles les auditeurs sont invités à téléphoner à la radio pour se confier à un docteur ou un animateur, poser des questions ou demander un conseil. En France, La Ligne Ouverte fait sensation. Un an et demi après la création de ce programme, le quotidien Le Monde lui consacre un article :
« Une voix, au loin, parle. C’est la nuit. Plus précisément, le cœur de la nuit. L’heure où les cœurs s’ouvrent pour se confier, pour écouter. La voix ? C’est celle d’une jeune fille, une étudiante, une ouvrière, une amoureuse, une malheureuse. C’est celle d’un homme, un marin, un P.D.G., un garçon de café, un alpiniste. Ces voix, toutes ces voix, qui viennent de France, de Suisse, de Belgique, d’Angleterre, d’Italie et qui, tous les soirs, pendant une heure, se confient, ce sont celles qu’on peut entendre sur Europe I, dans une émission qui s’appelle La Ligne ouverte. L’émission de Gonzague Saint-Bris. Tous les soirs, de minuit à une heure, G.S.-B. ouvre sa ligne pour écouter battre les cœurs de la nuit »[9].
Cette émission s’inscrit dans un contexte de développement d’un type de parole anonyme ou psychologique à la radio, dans la lignée des émissions de Ménie Grégoire sur RTL. Mais la diffusion nocturne de La Ligne ouverte apporte une autre dimension.
Ce programme inspire là encore les autres stations, en particulier France Inter, qui lance en avril 1977 Allô Macha, émission nocturne de confidence d’anonymes animée par la comédienne Macha Béranger. Ce programme durera vingt-neuf ans, et son animatrice deviendra une figure mythique, si ce n’est le symbole de la radio nocturne en France.
Avec ces émissions de parole nocturne, la nuit radiophonique a traversé une autre frontière, celle de l’intimité.
À partir de la fin des années 1970 : les radios pirates et leur influence sur les programmes de nuit
Depuis la Libération, un monopole national s’exerce sur les ondes radiophoniques françaises, interdisant officiellement les radios privées. Il existe toutefois des stations « périphériques » commerciales – RTL, Europe 1, Sud Radio, Radio Monte Carlo –, dont les émetteurs se situent hors des frontières nationales, et qui sont en réalité plus que tolérées par le gouvernement[10]. À la fin des années 1970, des mouvements de protestation envers le monopole se développent, qui se matérialisent sous la forme de radios illégales qui investissent les ondes en dépit de cette interdiction.
Ces stations pirates émettent souvent durant la nuit, pour plusieurs raisons. D’une part, les amateurs qui créent ces radios clandestines travaillent généralement durant la journée et s’adonnent à leurs activités radiophoniques pendant leur temps libre. D’autre part, émettre la nuit permet d’éviter les brouillages et les perquisitions. À Paris, par exemple, le brouillage cesse entre 23 heures et 7 heures du matin[11].
Peu à peu, de plus en plus de radios pirates investissent la nuit hertzienne. À la fin de l’année 1980, le phénomène ne passe pas inaperçu. Un journaliste de Libération décrit ce qu’il qualifie de « mur de la démocratie sonore » :
« La nuit, il se passe de drôles de choses. Alors que les lumières s’éteignent peu à peu et qu’apparaissent sur les écrans de télévision des myriades de petits points blancs hystériques, d’étranges dialogues se créent dans l’anonymat. Radios libres, réseaux téléphoniques, citizen-band, radio-amateurs envahissent le silence apparent des villes »[12].
En 1978, la radio pirate Radio Ivre voit le jour. Elle n’émet d’abord qu’une fois par semaine, les nuits de samedi à dimanche, installée sur la fréquence de FIP[13], avant d’émettre tous les soirs à partir de 21 heures. Selon l’expression de l’historien des radios libres Thierry Lefebvre, cette radio devient « un phare dans la nuit parisienne ». Elle s’installera même quelques mois dans les locaux de la boîte de nuit à la mode Le Palace.
En 1981, c’est la fin du monopole d’État de la radiodiffusion. Les radios libres autorisées se multiplient et influencent les stations traditionnelles, les encourageant notamment à émettre 24 heures sur 24. En 1985, France Culture est la dernière station à briser cette frontière de la nuit radiophonique à minuit, en créant le programme de rediffusion et de valorisation des archives de la station – Les Nuits de France Culture.
La nuit radiophonique, un territoire à part ?
La nuit radiophonique n’allait donc pas de soi. Au contraire, le temps nocturne a fait l’objet d’une conquête progressive par la radio. Cet espace-temps radiophonique, une fois conquis, s’est révélé en bien des points distincts du territoire diurne, si bien qu’on peut considérer la radio nocturne comme une zone d’extraterritorialité radiophonique.
Une typologie des programmes de nuit
En France, cinq grands types de programmes nocturnes se dégagent. Nous proposons de les présenter ici en donnant deux titres d’émissions emblématiques pour chaque genre radiophonique nocturne[14].
Les émissions d’accompagnement et de service
Route de Nuit, Paris Inter (1955- 1973)
Les Routiers sont sympas, Max Meynier, RTL (1972-1986)
Les programmes de création radiophonique et documentaire
Les Nuits du bout du monde, Stéphane Pizella, Chaîne nationale et Poste Parisien (années 1950 et 1960)
Les Nuits magnétiques, Alain Veinstein, France Culture (1978-1999)
Les interviews de personnalités, souvent dans un cadre festif
Le Pop Club, José Artur, France Inter (1965-2005)
La Nuit est à nous / Barbier de Nuit, Christian Barbier, Europe 1 (1968-1998)
Les émissions interactives donnant la parole à des auditeurs par le biais du téléphone
Ligne ouverte, Gonzague Saint-Bris, Europe 1 (1975-1980)
Allô Macha, Macha Béranger, France Inter (1977-2006)
Les émissions musicales spécialisées
Tempo, Frantz Priollet, France Inter (1982-1987) > musique jazz
Les Nocturnes, Georges Lang, RTL (depuis 1973) > musique américaine (rock, country, folk…)
Aucun de ces types de programmes n’est propre à la nuit, mais, parce qu’ils sont diffusés à ce moment du jour, ils possèdent tous ont une coloration particulière. Sans doute que la plus grande spécificité de la radio nocturne réside cependant dans les émissions de libre parole, d’interventions téléphoniques, parce qu’il se joue là quelque chose de l’ordre de l’intime et de la confidence, intrinsèquement lié à la nuit.
Caractéristiques de ces programmes nocturnes
La nuit, en dehors de flashs d’information toutes les heures, les programmes ne traitent pas ou peu de l’actualité. Il s’agit davantage d’émissions de divertissement, de musique, de création ou de dialogue téléphonique. C’est différent aux États-Unis ou en Angleterre où, sur la BBC 5 live, par exemple, l’auditeur noctambule peut écouter des programmes consacrés aux questions politiques ou d’actualité, dans lesquels des invités sont présents en studio, pour commenter les événements, comme dans n’importe quel programme de la journée.
En France, la nuit radiophonique laisse une grande place à l’intimité et à l’interactivité. Même dans les émissions qui ne donnent pas explicitement la parole aux auditeurs, l’interactivité existe, par exemple par le biais de jeux. Plus encore, cet espace-temps radiophonique permet une plus grande liberté de ton et de parole. Les plus jeunes auditeurs étant censés dormir, les instances successives de contrôle et de régulation de l’antenne ont toujours été plus conciliantes sur le terrain la nuit. Une émission comme Les Nuits magnétiques, sur France Culture à partir de 1978, détonne ainsi avec le reste de l’antenne la journée. On peut notamment y entendre des propos assez libérés sur la sexualité ou la drogue. À cette heure-là, il est en effet possible d’aborder des sujets différents, à la marge, et parfois transgressifs.
La radio nocturne constitue également le lieu idéal pour la découverte et la promotion d’artistes encore méconnus, les impératifs du « grand public » étant moins puissants à ces heures tardives. Ainsi José Artur reçoit-il dans son Pop Club des musiciens célèbres et des intellectuels, mais aussi de jeunes groupes de rock français méconnus.
Enfin, les émissions nocturnes sont parfois plus longues que les programmes de jour, à l’image des Choses de la nuit de Jean-Charles Aschero sur France Inter (1976-1996), une émission de quatre heures dans laquelle différentes rubriques s’enchaînent. Le rythme est par ailleurs généralement plus lent la nuit, moins contraint. Il est par exemple possible de diffuser des disques dont le format dépasse largement les standards radiophoniques. À l’inverse de la radio matinale où tout doit aller très vite, la radio nocturne constitue un moment radiophonique de respiration, durant lequel le temps semble s’étirer, voire se suspendre, un moment de transition situé dans l’entre-deux, entre hier et demain.
Les conditions de production de cette radio nocturne
Durant les heures nocturnes, il règne dans les studios de radio une convivialité particulière : le peu de personnes qui travaille là partagent différemment ce temps ensemble, installant des buffets en régie, organisant des dîners entre animateurs, assistants et techniciens, s’accompagnant, au sens premier du terme, dans la nuit[15]. De nombreux animateurs ont choisi la nuit comme une «profession de foi[16]», car c’est l’heure à laquelle ils se sentent le mieux, le moment radiophonique qui leur correspond. Au-delà de la plus grande liberté permise dans les contenus, un sentiment de liberté traverse les couloirs des stations vides. Les directeurs d’antenne ne sont pas dans les bureaux et peu souvent à l’écoute. La nuit radiophonique constitue ainsi une sorte de radio dans la radio.
Cet espace-temps constitue ainsi un laboratoire pour tester de nouvelles choses, parce qu’il y a moins d’enjeux. France Inter lance par exemple en 1982 l’émission Les Bleus de la nuit[17], banc d’essai nocturne donnant la possibilité à des jeunes gens désireux de s’essayer à la radio de proposer des émissions. Plus encore, les flashs de nuit constituent une sorte de passage obligé, de test ou de tremplin pour les aspirants journalistes.
La nuit, plus encore, c’est le lien entre les voix à l’antenne et les auditeurs qui se trouve renforcé.
La nuit radiophonique, le territoire des auditeurs ?
Si les auditeurs de la nuit sont évidemment beaucoup moins nombreux que ceux du jour, ils sont potentiellement plus attentifs aux programmes qu’ils écoutent, car davantage disponibles. José Artur affirmait même : « la journée la radio on l’entend, alors que la nuit on l’écoute[18] ». L’auditeur est en effet moins sollicité par l’extérieur : il est généralement seul, son téléphone ne sonne pas, autour de lui l’agitation du jour a fait place au calme de la nuit.
Certains des auditeurs sont à l’écoute car ils ont un réel besoin d’une présence, d’une compagnie nocturne, tandis que la nuit a tendance à exacerber les tensions et les angoisses. Ces auditeurs sont des insomniaques, des travailleurs de nuit, des prisonniers, des personnes malades ou âgées, des étudiants[19] … Pour eux, la radio nocturne permet parfois de combler un vide, elle est une radio de service.
Dans de nombreuses émissions nocturnes, les auditeurs sont invités à téléphoner pour s’exprimer à l’antenne, la nuit constituant ainsi un espace-temps où l’animateur et l’auditeur se rencontrent, où la frontière entre l’un et l’autre côté du poste tend à s’estomper. D’ailleurs, même lorsque les appels ne sont pas sollicités et ne font pas partie du dispositif de l’émission nocturne, ils affluent au standard des stations[20].
Le retour d’une frontière de la nuit radiophonique
La première moitié des années 1980 constitue en France une sorte d’âge d’or de la radio nocturne. Jusqu’ici, en effet, la radio n’a cessé de grignoter sur la nuit, afin de proposer sur quasiment toutes les stations des programmes variés en continu et en direct. À partir des années 1990, en revanche, on observe un retour progressif de la frontière radiophonique entre le jour et la nuit. En effet, les émissions nocturnes en direct tendent à disparaître, remplacées par des rediffusions ou des flux de musique automatique. Cette substitution du direct aux programmes « en boîte » s’effectue progressivement, jusqu’à la date symbolique de 2012, qui marque un coup d’arrêt à la notion de radio nocturne de service public. Cette année-là, France Inter cesse de produire des programmes de nuit spécifiques en direct entre une heure et cinq heures du matin, proposant, à la place, des rediffusions des émissions de la veille. Symboliquement, cette décision est de taille, puisque depuis 1955 et la création de Route de nuit sur Paris Inter, cette station n’avait jamais cessé d’être la radio du direct 24 heures sur 24, s’adressant jour et nuit à toutes les catégories de la population, avec des programmes originaux.
Aujourd’hui, la nuit est donc redevenue une frontière radiophonique, délimitant un territoire radiophonique enclos, globalement privé de voix et de direct.
Comment expliquer ce retour d’une frontière de la nuit radiophonique ?
Deux types de facteurs expliquent cette progressive désaffection de la radio nocturne française, d’ordre technique et économique.
Facteurs techniques
L’apparition de la télévision 24 heures sur 24 en France à la fin des années 1980 a contribué à faire perdre de l’importance à la radio nocturne. Depuis la radio n’est plus la seule compagne médiatique dont les gens de la nuit peuvent bénéficier, tandis que les atouts « visuels » de la télévision peuvent paraître plus attractifs. Depuis la fin des années 1980, cette diffusion en continu s’est répandue sur l’ensemble des chaînes TV, lesquelles n’ont d’ailleurs cessé de se multiplier. Par ailleurs, l’apparition d’Internet puis des podcasts au milieu des années 2000 a profondément transformé les habitudes des auditeurs. La radio à la carte permet à l’auditeur de choisir ses programmes en dehors du temps linéaire de la radio, et de s’extraire de la primauté du direct : il est par exemple désormais possible d’écouter durant la nuit des programmes de la journée.
Toutefois, une partie des auditeurs de nuit ne rechercheraient-ils pas avant tout une compagnie, une sorte de cohabitation de l’instant entre l’animatrice ou l’animateur et eux, ainsi que des programmes adaptés à une diffusion nocturne ? Par ailleurs, dans le cas des stations généralistes, n’y aurait-il pas justement une contradiction à rediffuser la nuit des émissions de la journée venant de s’écouler – programmes que l’auditeur pourrait réécouter à sa guise via les podcasts[21] ?
En dehors de ses utilisations liées la radio, Internet a permis de faire advenir de nouvelles compagnies, offrant des possibilités de dialogues nocturnes et instantanées. Mais si l’offre de moyens de communication n’a cessé de se développer, par le biais des téléphones portables et des différentes applications disponibles sur smartphones, cette société de la communication a-t-elle remplacé le rôle initialement rempli par cette radio de service ? Rien n’est moins sûr.
Facteurs économiques
Surtout, cette disparition de la radio nocturne en direct incombe au système d’économie concurrentielle dans lequel évolue désormais l’audiovisuel, y compris l’audiovisuel public. Suite à l’essoufflement des radios libres et au tournant commercial pris par une majorité d’entre elles après l’autorisation de la publicité sur leurs ondes en 1984, les programmes de nuit se retrouvent en effet largement appauvris. Les dirigeants des chaînes de radio, mus par des logiques de concurrence et un désir grandissant de corréler les coûts à l’audience, choisissent de sacrifier la nuit sur l’autel des économies budgétaires. De fait, la question de l’indice d’écoute des émissions de nuit a toujours été problématique.
En effet, si Médiamétrie procède à des sondages de la mesure d’audience radio 24 heures sur 24, cette société ne communique pas au public les résultats de la tranche « minuit-cinq heures du matin ». Ces cinq heures nocturnes quotidiennes ne sont donc pas prises en compte dans le comptage global de la mise en concurrence des stations. La radio nocturne constitue dès lors une frontière en termes de concurrence, un espace non économiquement rentable. Sur les radios commerciales, aucun spot publicitaire n’est généralement diffusé durant la nuit.
Que reste-t-il de la radio nocturne ?
Il reste aujourd’hui en France très peu d’émissions de radio nocturne spécifiques, les programmes originaux n’allant désormais généralement pas au-delà d’une heure du matin ou minuit sur les chaînes généralistes. Après la fin des émissions en direct sur France Inter, la station a proposé deux années de suite une « nuit blanche » exceptionnelle[22]. L’initiative, promise à l’origine comme un événement ponctuel amené à se reproduire, était présentée alors comme un « coup » éphémère, créant un « club » l’espace d’une seule nuit. La tenue d’une émission de radio nocturne en direct est ainsi devenue un événement qui relève de l’exceptionnel, autour duquel la radio communique dans les médias. Garder l’antenne toute la nuit semble désormais constituer une sorte d’exploit.
Sur RTL, Georges Lang a fêté ses 45 ans d’antenne en mai 2018. S’il proposait quotidiennement Les Nocturnes chaque nuit de semaine jusqu’à trois heures du matin depuis 1973, il n’anime plus que les nuits du week-end depuis la rentrée 2018.
Par ailleurs, certains éléments traditionnellement propres à la radio nocturne ne semblent pas près de disparaître, comme le dispositif du dialogue téléphonique nocturne. Alors qu’elle officiait chaque début de nuit de semaine sur Europe 1 depuis 1999 dans la Libre antenne, Caroline Dublanche a été débauchée par RTL à la rentrée de septembre 2018. Dans Près de vous, elle répond désormais aux appels des auditeurs de son ancienne station concurrente, chaque nuit de 22h30 à 1h30. Pour son arrivée, RTL a même choisi de prolonger l’émission une demi-heure de plus dans la nuit.
Dans un autre genre, les radios associatives sont parfois actives la nuit. Certaines proposent des nuits spéciales ponctuelles en direct, comme Radio Campus Paris ou Radio Grenouille à Marseille. D’autres, comme Radio Ici et maintenant, n’ont jamais cessé de proposer quotidiennement des émissions d’antenne libre dans lesquelles les auditeurs sont invités à téléphoner pour dialoguer avec les animateurs qui se relaient au micro chaque nuit. Enfin, France Culture continue de produire ses Nuits, conçues à base d’archives de la radio, chaque jour à partir de minuit.
Conclusion
La nuit est redevenue une frontière dans les grilles des programmes de radio, un territoire majoritairement délaissé par le direct et les programmes. La disparition des émissions de nuit en direct témoigne d’un désintérêt grandissant pour le monde de la nuit et les gens qui l’habitent. La radio des heures noires est redevenue une marge, un territoire inoccupé, alors que, paradoxalement, la nuit et la radio vont traditionnellement bien ensemble, ces deux « territoires » étant liés l’un et l’autre à l’intime et à l’imaginaire. Si « la nuit, l’oreille est comme un œil », comme l’écrit l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, la radio s’écoute d’autant mieux dans le noir.
D’ailleurs, la radio ne connaît par essence pas de frontière et les ondes radiophoniques se propagent d’autant plus loin lorsqu’il fait nuit. Dès les origines de la radiodiffusion au début du XXe siècle, des radioamateurs sans-filistes choisissaient le temps nocturne pour capter des voix en langue étrangère, des messages radiophoniques traversant librement les frontières.
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Notes
[1] Ce texte est issu d’une communication donnée au colloque international « Les Frontières de la radio », le 5 juin 2015 à l’Université de Perpignan Via Domitia.
[2] Aurélie Luneau, Radio Londres 1940-1944, Paris, Tempus, 2010.
[3] « Indicatif de fin des émissions de la Radiodiffusion française, La Marseillaise par la garde républicaine », http://100ansderadio.free.fr/mp3-Archives40.html.
[4] « La Nostalgie des gares et des trains », Prélude aux rêves, Poste Parisien, 9 avril 1948, Ina.
[5] Jacques Meillant, « Les Hiboux de France-Inter « roulent » toute la nuit ! », Télérama, n°904, du 14 au 20 mai 1967.
[6] Paris Inter a été renommée France Inter en 1963.
[7] Pierre Lattès, Claude Villers, Patrice Blanc-Francard, ou encore Bernard Lenoir.
[8] Marine Beccarelli, « Les entretiens d’écrivains dans Le Pop Club, L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) / 8 | 2018 / http://www.komodo21.fr
[9] Marc Cholodenko, « Les confidences de G.S.-B. », Le Monde, 17/01/1977.
[10] Denis Maréchal, « La Sofirad », in Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’Écho du siècle, Paris, Pluriel, 2001, pp.116-119.
[11] Denis Hautin-Guirault, « Pirates à visage ouvert », Le Monde, 23-24 novembre 1980.
[12] D.B., « Le mur de la démocratie sonore », Libération, 5 décembre 1980.
[13] Entretien avec Jean-Marc Keller, cofondateur de Radio Ivre, 19 avril 2013.
[14] Pour plus d’informations sur certaines de ces émissions, voir Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina, 2014.