Les radios associatives au service des politiques d’action publique : L’encastrement de l’action associative radiophonique dans les politiques publiques de communication sociale de proximité

Raphaël DAPZOL

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Résumé

L’ouverture en 1982 du paysage radiophonique aux radios privées, traditionnellement dominé en France par une situation de monopole d’État, s’est constituée sur la volonté politique d’attribuer aux radios privées des fonctions à la fois médiatiques, politiques et sociales afin d’assurer « une expression libre et pluraliste des idées et des courants d’opinion ». La création et les évolutions du statut et des missions des radios associatives depuis ces dernières décennies s’inscrivent dans une tradition de contrôle et d’intégration de l’action associative dans les politiques d’action publique, les rapprochant ainsi d’un service public. Au travers du prisme d’un double usage des actions des radios associatives, encadrées et dirigées par des dispositifs administratifs, ce travail propose d’examiner le rôle des institutions comme dispositifs servant au contrôle et à l’encastrement de l’action des radios dans des politiques d’action publique.

Mots-clés : Radios associatives françaises, politiques publiques, service public radio, monopole radiophonique d’État, radio locale
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La diversité, principe symbolique et stratégie de différenciation au sein des missions de service public du groupe Radio France

Anastasia CHOQUET

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Résumé

Principe consacré par l’UNESCO, la diversité est une notion centrale dans les politiques publiques culturelles en France. Cet article propose d’analyser l’utilisation de cette notion dans trois documents définissant le cadre légal actuel des missions de service public de Radio France. L’objectif étant, d’une part, de participer à la tentative d’une définition du service public (en définissant ses missions et activités supposées), tout en apportant des éléments quant à l’utilisation du principe de diversité par le groupe radiophonique en fonction des politiques publiques.

Mots-clefs : Radio France, missions du service public, diversité culturelle, diversité des publics, stratégie numérique.

 

Hommages à Guy Starkey (1959-2018) : To Guy (Poem) & « Il y a un peu de magie dans tout… »

Peter LEWIS

Angeliki GAZI

Hommages à Guy Starkey (1959-2018)

Guy Starkey, universitaire anglais, polyglotte et, en particulier francophone émérite, passionné de radio, des recherches à son sujet, de son enseignement et de sa pratique, ne pouvait que rencontrer et rejoindre le GRER. Depuis 2004 il fut un compagnon de route de notre association, puis un de ses membres, participant à son conseil d’administration et à toutes ses manifestations. [Pour lire la suite…]

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Penser la radio au service de ses publics et de ses missions

 Jean-Jacques CHEVAL et Étienne DAMOME

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Au seuil de cette nouvelle livraison de la revue RadioMorphoses, quelques remarques s’imposent. Cette publication s’est faite attendre plus que de coutume et ceci mérite certaines explications. L’ambition du numéro 5 & 6 en est une, numéro double, il rassemble une vingtaine de contributions et souhaite illustrer de manière polyphonique son thème central : la radio au service de ses publics. Les circonstances générales, sanitaires et mondiales, traversées depuis deux ans, connues de tous, en sont une autre. Elles n’ont pas été sans effets sur l’ensemble de nos activités, celles des Universités, de la vie académique, n’y ont pas échappé. Enfin, la mue de RadioMorphoses amorcée avec ce double numéro est le dernier motif que nous souhaitons vous soumettre et, à l’évidence, c’est le plus positif

(lire la suite)

Sommaire – Double numéro 5-6

La radio au service du public

Sous la direction de Jean-Jacques Cheval et Étienne Damome

Jean-Jacques Cheval et Étienne Damome
Penser la radio au service de ses publics et de ses missions

Hommages à Guy Starkey (1959 – 2018)

Peter Lewis & Angeliki Gazi
To Guy (Poem) ; Il y a un peu de magie dans tout, et puis des pertes pour équilibrer les choses

Contributions scientifiques

Anastasia Choquet
La diversité, principe symbolique et stratégie de différenciation au sein des missions de service public du groupe Radio France

Raphaël Dapzol
Les radios associatives au service des politiques d’action publique L’encastrement de l’action associative radiophonique dans les politiques publiques de communication sociale de proximité

Marie Soleil Frère
RFI : une radio internationale de proximité ? Le phénomène « Appels sur l’actualité » en RDC

Annie Lenoble-Bart
Postface : Marie-Soleil Frère…

Angeliki Gazi et Angeliki Boubouka
Participatory visibility in web radio content production: the case of the radio bubble #rbnews hashtag at the Greek Public Broadcaster shut-down

Samuel Lamoureux
Servir l’intérêt public ou l’orthodoxie économique ? Analyse comparative de la couverture médiatique des communications de la Banque du Canada

Peter Lewis
L’appropriation du local : la radio de service public dans le passé et de nos jours

Didier Makal
Radio Okapi et l’information au service de la paix en République démocratique du Congo

Edney Mota Almeida
La radiodiffusion au Brésil: le lieu sociopolitique et culturel de la radio communautaire à l’ère d’internet

Félix Patiès
Radio Libertaire, un nouveau service public au début des années 1980 ?

Varia

Aminata Ouédraogo
Numérique et temporalités de l’information en radio : conséquences sur la problématique du nouveau temps et des pratiques professionnelles en radio

Lambrini Papadopoulou et Angeliki Gazi
Résistance et résilience audiovisuelles en Grèce. L’occupation d’ERT, et la création d’un espace d’expressions alternatives : Metadeftero web- radio

Position de thèse ou mémoire

Calypso Le Guen
La radio visuelle au coeur de France Inter, mutations des formats et des pratiques professionnelles

Notes de lecture

Annie Lenoble-Bart
Alain Clavien et Nelly Valsangiacomo (dir.), Politique, culture et radio dans le monde francophone. Le rôle des intellectuel.le.s, Lausanne : Éditions Antipodes, 2018.

Jean-Jacques Cheval
Les Cahiers d’Histoire de la radiodiffusion, 37 ans de mémoire radiophonique, n° 136, juin 2019.

Isabel Guglielmone
Tito Ballesteros , Graciela Martínez (ed.), La radio vive ! : mutaciones culturales de lo sonoro, Ediciones CIESPAL, 2019 & Oscar Bosetti, Ricardo M. Haye (ed.), Pensar las radios : reflexiones desde las cátedras, talleres y otros alrrededores, UNDAV Ediciones, 2018.

Albino Pedroia
Raffaello A. Doro, IN ONDA, L’Italia dalle radio libere ai network nazionali (1970-1990), Roma : Viella,  2017.

Sébastien Poulain
Denis Maréchal, France Inter – Une histoire de pouvoirs, Paris : INA, Médias et humanités, 2020.

Comité de lecture

Sommaire – numéro 4

Dossier. Les renouvellements de l’écriture radiophonique : programmes, formes, contenus

Sous la direction de Séverine Equoy Hutin et Christophe Deleu

Contributions scientifiques

Séverine Equoy Hutin et Christophe Deleu
Quand l’écriture renouvelle les programmes radiophoniques : analyser les pratiques, les formes et les contenus

Laurent Fauré et Natalia Marcela Osorio-Ruiz
La place de l’écrit (numérique) dans la production du discours radiophonique. Matériaux pour une comparaison entre radios colombienne, française et italienne

Céline Loriou
« La radio est le plus grand professeur de France » : la causerie radiophonique pour transmettre les savoirs historiques (années 1945 – années 1960)

Félix Patiès
Les radios libres renouvellent l’écriture radiophonique : Le cas de Radio Libertaire de 1978 à 1986

David Christoffel
De l’opéra à la transfiction radiophonique

Francesca Caruana
Du son à l’image, un effet d’exotisme

Contributions professionnelles

Thomas Baumgartner
Les Passagers de la Nuit de France Culture, dispositif collectif d’invention radiophonique

Lolita Voisin
La création associative : la radio du sensible L’ordre du jour émission matinale d’écriture radiophonique

Mélissa Wyckhuyse
Radio brute et singulière

Entretien réalisé par Séverine Equoy Hutin
De l’écriture aux écritures… « écrire/ jouer avec les sons pour qu’émerge une écriture singulière, la nôtre ». (Entretien avec Martial Greuillet et Aurélien Bertini, Radio Campus Besançon)

Varia

Marine Beccarelli
Les frontières de la nuit radiophonique

Positions de thèses

Edney Mota Almeida
La détérioration des conditions sociales et du rôle de la radio communautaire : une analyse du processus de démocratisation de la communication, Thèse de Doctorat, sous la direction de Maura Pardini Bicudo Véras, soutenue le 23 mars 2018 à l’Université Pontificale Catholique de São Paulo – PUC / SP – Brésil.

Vinciane Votron
Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information, Thèse de Doctorat en Sciences de l’Information et de la Communication, sous la direction de Frédéric Antoine, soutenue le 21 décembre 2017 à l’UCL (Université Catholique de Louvain), Belgique.

Notes de lecture

Andrée Chauvin Vileno
Pierre-Marie Héron, Françoise Joly et Annie Pibarot (dir.), Aventures radiophoniques du Nouveau Roman, Presses universitaires de Rennes, collection « Interférences », 2017.

Christophe Deleu
Christian Rosset, Les voiles de Sainte-Marthe. Micro-récits et notes d’atelier, Lyon : Hyppocampe édition, 2018.

Comité de lecture

Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information, sous la direction du Professeur Frédéric ANTOINE, à l’UCL (Université Catholique de Louvain) en Belgique, le 21 décembre 2017.

Vinciane VOTRON

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La radio d’hier et d’aujourd’hui n’existerait pas sans ses auditeurs… Des sans-filistes qui l’ont pratiquement construite aux internautes qui interviennent sur le fil Twitter des émissions, l’interaction fait partie de l’ADN de la radio. Elle est de toutes les émissions : dédicaces de disque, forums de discussion, émissions d’assistance et même les émissions d’information. Mais jusqu’ici cette catégorie restait l’apanage des journalistes professionnels ; aujourd’hui, les auditeurs sont invités à commenter l’actualité ainsi qu’à produire du contenu.

Mais ces auditeurs sont-ils réellement associés à la construction de ces émissions ? Pour le savoir, nous nous sommes intéressée à ces auditeurs qui réagissent sur les ondes. L’objectif de cette thèse est de dépeindre les auditeurs actifs au travers de caractéristiques communes et d’établir une typologie. Notre question de recherche peut se formuler de la manière suivante : « Les émissions radios interactives engendrent-elles la naissance d’un nouveau public ? »

Afin de répondre à ces questions, nous avons entrepris d’analyser trois émissions interactives à la radio. Notre choix s’est porté sur les émissions d’information. La Première, chaîne du secteur public en Belgique francophone proposait deux émissions interactives Connexions, lors de la matinale, entre 2012 et 2014 ainsi que le Forum de Midi, à la pause déjeuner, entre midi et 13h.  Nous avons également suivi l’émission Les auditeurs ont la parole sur la chaîne privée Bel RTL, entre 18h et 19h.

Pour établir le profil de ces acteurs du public, nous avons pris contact avec l’ensemble des auditeurs/internautes qui ont tenté d’intervenir dans ces émissions, soit près de 300 personnes. Nous leur avons demandé de répondre à un questionnaire par téléphone (164 répondants ont accepté). L’analyse que nous proposons est double. D’une part, elle est quantitative afin d’obtenir un relevé descriptif de ces auditeurs (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle (CSP), appartenance à un parti politique, fréquence d’intervention, utilisation des médias). D’autre part, nous appliquons une analyse thématique sur le contenu des réponses aux questions ouvertes. L’idée est de répertorier les idées significatives et de les catégoriser tout en n’oubliant pas les questions spécifiques liées à la radio (Antoine, 2016).

Les principaux résultats sont à pointer en termes d’identité et d’usage. Les hommes sont les plus nombreux à réagir dans ces émissions. Ils sont généralement actifs professionnellement, utilisent les médias numériques pour réagir régulièrement voire assidument dans les émissions. Les femmes, elles, sont peu nombreuses, sauf les plus âgées. Elles préfèrent utiliser le téléphone et ne réagissent qu’occasionnellement lorsqu’elles connaissent le sujet. La tranche d’âge la plus représentée est celle des 35-65 ans.

Ce premier constat mérite toutefois d’y apporter certaines nuances. Les auditeurs actifs ne correspondent pas forcément à l’audience mesurée de chaque émission. On note une surreprésentation masculine au sein des auditeurs actifs par rapport aux chiffres d’écoute.  Quant à l’âge des auditeurs, ils se situent bien dans la tranche 35-65 ans ; dès lors, on aperçoit une surreprésentation des jeunes dans l’émission Connexions.

En termes d’usage, la fidélité des auditeurs est mise en avant, car les personnes qui interviennent écoutent régulièrement les émissions. Les plus assidus d’entre eux forment un microcosme sur Twitter. Ce sont des journalistes, blogueurs, lobbies, experts qui se connaissent, échangent et partagent leur point de vue. Ils maitrisent les codes de l’émission au point d’en jouer soit, de manière ludique, en glissant un trait d’humour qui installe un sentiment de connivence ; soit en utilisant cette vitrine pour rechercher de la reconnaissance « virtuelle ». On touche ici au concept de communauté qui se développe de manière plus intense grâce aux nouvelles technologies.

Au-delà de cette identification, notre apport théorique réside dans l’esquisse de la notion d’audience active, à mi-chemin entre celles d’audience et de public, définies par Sonia Livingstone (2003). Si ces deux concepts se rapprochent en fonction des objets que l’on étudie, ils n’en restent pas moins distincts. L’audience active est selon nous le point d’intersection entre ces deux notions.

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Graphique : Les trois niveaux de l’audience active

Chaque sous-groupe partage des caractéristiques communes qui les rapprochent plus du concept d’audience ou de celui du public. Nous distinguons les usagers, les usagers interactifs et la communauté en fonction des relations entretenues avec le média, à savoir l’accès, l’interaction et la participation tels que proposés dans le modèle AIP de Nico Carpentier (2003). Si l’usager était défini par Frédéric Antoine au départ comme l’« utilisateur de supports de communication médiatique » (Antoine, 2004 : 10), l’usage intensif des nouvelles technologies a fait basculer ces usagers de l’état de simples consommateurs à celui d’acteurs à part entière du processus médiatique pour aboutir au concept de communauté (Patriarche, 2008) qui se situe, lui, dans une dimension collective.

Les usagers sont ceux qui touchent le plus à l’audience, car leur démarche active reste cantonnée à l’accès que le média propose. Les usagers interactifs sont le cœur de l’audience active : un échange s’installe entre les auditeurs et les producteurs de l’émission. Ils partagent des contenus d’information tout en écoutant l’émission.

La communauté, elle, se rapproche plus de la notion de public, car elle existe grâce à la participation des auditeurs, mais se détache parfois de l’émission pour exister de manière autonome.

Cette évolution des notions de public et d’audience reflète aussi celle de la radio qui incorpore désormais des matériaux aussi variés que du texte, de l’image, des notifications ainsi que l’intervention des auditeurs au sein même des émissions d’information. Aujourd’hui, chaque auditeur devient acteur de l’information en la partageant, en la complétant ou en la discutant. Les auditeurs ne consomment pas seulement l’information ; ils la fabriquent aussi en enrichissant le contenu initial de leurs expériences, leurs témoignages, leurs avis, questions ou réflexions. Au travers de leurs interventions, les auditeurs vont partager des valeurs intégrées au contenu des émissions. L’interactivité devient donc un enjeu majeur au cœur du processus d’identification.

Bibliographie

ANTOINE, F. (sous dir. de), Médias et usagers, dans Recherches en Communication, n°21, Louvain-la-Neuve, 2004.
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ANTOINE, F. (sous dir. de), Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016.

CARPENTIER, N. et DAHLGREN, P. Interrogating audiences : Theoretical horizons of participation, n°21, Petrovaradin, 2011.

CARPENTIER, N. Différencier accès, interaction et participation, dans MORELLI, P., PIGNARD-CHEYNEL, N., BALTAZART, D., Publics et TIC. Confrontations conceptuelles et recherches empiriques, Nancy, Questions de communication, n°31, 2016, p. 45-70.

LIVINGSTONE, S.  Audiences and publics : when cultural engagement matters for the public sphere, Bristol-Chicago, Intellect, 2005.

LIVINGSTONE, S. On the relation between audiences and publics : why audience and public?, Londres : LES research Online, 2005. Disponible sur : http://eprints.lse.ac.uk/archive/00000437

PATRIARCHE, G. Publics et usagers, convergences et articulations, dans Réseaux, n°147, Paris, 2008, p.179-216.

Pour citer cet article

Référence électronique

Vinciane VOTRON. « Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information », sous la direction du Professeur Frédéric ANTOINE, à l’UCL (Université Catholique de Louvain) en Belgique, le 21 décembre 2017″, RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019,  mis en ligne le « 30/12/2018 », URL :  http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/emissions-interactives/

Auteure

Vinciane VOTRON est docteure en communication, Université Catholique de Louvain (UCL), Observatoire de Recherches sur les Médias et le journalisme.

Courriel : vinciane.votron@uclouvain.be

La détérioration des conditions sociales et du rôle de la radio communautaire : une analyse du processus de démocratisation de la communication, sous la direction du Professeur Maura PARDINI BICUDO Véras, Université Pontificale Catholique de São Paulo – PUC / SP – Brésil, le 23 mars 2018.

Edney MOTA ALMEIDA

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Introduction à l’objet d’étude

Dans le contexte du Brésil, pays qui ne dispose pas d’un règlement équitable pour tous les acteurs du média radio, cette étude a cherché à étudier l’importance des radios communautaires. Nous étudions leur potentiel dans le processus de démocratisation sociale, culturelle, politique, économique auprès des populations les plus pauvres et leur rôle prépondérant en tant que médiateurs dans la lutte pour la mise en œuvre des politiques publiques visant à améliorer les conditions de vie du peuple. De cette façon, nous sommes amenés à scruter les raisons pour lesquelles ces radios communautaires vivent de manière précaire, et sont victimes de discrimination et criminalisation.

En ce sens, les problèmes et les défis de ce modèle de communication en tant que possibilité démocratique dans le pays ont été analysés à la lumière de la législation brésilienne. Ainsi, la recherche analyse la réalité communicationnelle du Brésil dans le cadre d’une approche plus large de la théorie de la démocratie. Pour cela, nous avons adopté le concept central de « démocratie radicale »[1]. Le Brésil est l’un des rares pays démocratiques, d’Amérique du Sud, qui ne réglementent pas de manière satisfaisante les systèmes de radiodiffusion et, par conséquent, fait face à un conflit dans ce domaine.

Procédures méthodologiques et techniques de collecte de données

Tout d’abord, le travail a été réalisé dans une perspective pluridisciplinaire et qualitative, en se fondant sur divers domaines de connaissance pouvant soutenir la recherche, comme la sociologie, la science politique, l’anthropologie, l’économie, l’éducation, l’histoire ou le droit. En plus de la sociologie critique, le travail aborde la sociologie compréhensive de Michel Maffesoli. « Le romantisme sociologique doit de manière naturelle savoir comment intégrer le niveau nécessaire de rationalité pour obtenir un équilibre apte à percevoir la logique et la non-logique qui façonnent la vie sociale » (Maffesoli, 2010 : 31). Ainsi nous nous sommes inspirés de la sociologie compréhensive par rapport à la méthodologie de cette recherche. Deuxièmement, en ce qui concerne les sources de collecte d’informations, nous nous sommes essentiellement appuyés sur la bibliographie universitaire, en particulier en Amérique latine, mais aussi en Europe. Les visites académiques ont été particulièrement utiles dans les bibliothèques, les archives et les centres de documentation au Brésil.

Les informations rassemblées étaient particulièrement importantes dans les endroits suivants:

  • Pour le Brésil, le Centre de documentation de la Chaire de communication de l’Unesco pour le développement régional de l’Université méthodiste de São Paulo-UMESP, à São Bernardo do Campo, São Paulo.
  • En France, dans l’unité de recherche MICA – Médiation, Information, Communication et Arts, de l’Université de Bordeaux.

Des entretiens qualitatifs ont également été menés. Un ensemble d’entrevues narratives a été élaboré avec quelques « informateurs clés » dans monde de la radiodiffusion, tels que des universitaires ; des communicants et leaders communautaires ; et des représentants des organisations de défense du droit à la communication et à la démocratisation des médias.

Problème de recherche, hypothèses et résultats

L’étude visait à analyser le problème suivant : pourquoi les responsables du système de radiodiffusion au Brésil imposent aux radios communautaires des conditions qui entravent le développement de leur potentiel démocratique, et établissent avec elles une relation de subordination, les maintenant finalement dans un état d’insécurité ? Cette recherche pose l’hypothèse que les grands groupes de radiodiffusion empêchent la conscientisation politique et le développement social de la radio communautaire, de par la puissance des forces déployées, en particulier au Congrès, ainsi que par leur action sur la législation sur la radiodiffusion. Dans le cas brésilien, la loi sur la radio communautaire est extrêmement réglementée et restrictive.

En revanche, les radiodiffuseurs commerciaux échappent à tout type de réglementation économique dans l’industrie. En plus de criminaliser les stations de radio communautaires qui fausseraient (selon leurs opposants) la concurrence, en particulier dans les favelas où elles vivent dans des conditions précaires en ne recevant aucune aide ou ressource économique. Les dirigeants de radios communautaires sont la cible de campagnes médiatiques empêchant le financement des annonceurs. Par ailleurs, toutes les ressources financières de l’État, destinées à la radiodiffusion, s’adressent aux radiodiffuseurs publics et aux grands radiodiffuseurs commerciaux sous la protection de la loi. Dans ce contexte, l’enquête a relevé le rôle de la radio communautaire dans les deux plus grandes favelas de São Paulo : Héliopolis et Paraisópolis. Ce sont des ensembles de logements dans une grande difficulté sociale comprenant des groupes précaires, représentés par ces communautés, et présentés comme une « solution de logement de la pauvreté urbaine » [2].

Le facteur économique est aujourd’hui le principal problème de ces radiodiffuseurs, constamment contraints de suspendre leur programmation. Un grand nombre de radiodiffuseurs communautaires subissent des poursuites judiciaires dont la cause principale est le manque de connaissance de la loi, combiné avec le facteur économique et la manipulation de ceux qui font les lois. Les radios communautaires tentent de résister aux tentatives constantes d’exclusion par les groupes de communication hégémoniques et par les législateurs. Les entités représentant les radiodiffuseurs commerciaux œuvrent contre les stations de radio communautaires en, ne leur permettant pas d’être concurrentiels sur le marché publicitaire. L’État, à son tour, a été complice ou a négligé de telles situations, puisque, tout au long de l’histoire du pays, le Congrès national a été et est toujours composé de sénateurs et députés qui sont soit propriétaires de médias soit liés aux propriétaires de grands groupes de communication. D’autre part, les radios communautaires ne disposent pas de l’appui de législateurs et de professionnels du droit qualifiés pour traiter cette situation politique. Donc, ces facteurs entravent actuellement le développement de la radiodiffusion communautaire existante au Brésil et bloquent la création de nouvelles stations de radios communautaires[3].

Bibliographie

MAFFESOLI, Michel. Connaissance commune : Introduction à la compréhension de la sociologie. Porto Alegre : Sulinas, 2010. 295p.

Notes

[1] LACLAU, Ernesto & MOUFFE, Chantal. Hégémonie et stratégie socialiste : pour une politique démocratique radicale. São Paulo : Intermeios; Brasília, CNPQ, 2015. 286p.

[2] VÉRAS, Maura Pardini Bicudo. Les dimensions sociales des inégalités urbaines : les logements de la pauvreté, la ségrégation et l’altérité à São Paulo. Revue brésilienne de sociologie. Volume 04, numéro 07 : janvier-juin 2016. (pp. 175-210).

[3] Jury composé des Professeur Sayonara de Amorim Gonçalves Leal, Université de Brasilia – UNB ; Professeur Francisco Fonseca, Université Pontificale Catholique de São Paulo PUC-SP; Professeur Luiz Augusto de Paula Souza,Université Pontificale Catholique de São Paulo PUC-SP; Professeur Angélica Aparecida Tanus Benatti Alvim, Université Presbytérienne Mackenzie.

Pour citer cet article

Référence électronique

Edney MOTA ALMEIDA. « La détérioration des conditions sociales et du rôle de la radio communautaire : une analyse du processus de démocratisation de la communication, sous la direction du Professeur Maura PARDINI BICUDO Véras, Université Pontificale Catholique de São Paulo – PUC / SP – Brésil, le 23 Mars 2018. » RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019,  mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/deterioration-conditions-sociales/

Auteur

Edney MOTA ALMEIDA est Docteur en Sciences Sociales de l’Université Pontificale Catholique de São Paulo (PUC-SP), Brésil, où il est chercheur au NEPUR – Noyau des Études Urbaines et de la Recherche.

Courriel: edneymota@yahoo.com.br

Les frontières de la nuit radiophonique

Marine BECCARELLI[1] 

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Pour le géographe spécialiste du monde nocturne Luc Gwiazdzinski, la nuit constitue une frontière, précisément « la dernière frontière de la ville ». Avant l’invention de l’électricité, la nuit représentait une nette barrière physique, un monde d’obscurité contre lequel l’individu se heurtait. Depuis, malgré l’introduction puis la généralisation de la lumière électrique à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, cet espace-temps demeure retranché derrière une frontière sociale spatio-temporelle. La nuit reste le domaine de l’obscur, de l’invisibilité, voire de la transgression. Par extension, tandis que la journée correspond généralement à l’espace-temps de l’activité sociale, du travail et de la sphère publique, la nuit est le moment dévolu au sommeil, au repos et au repli dans la sphère privée. Elle est étroitement associée à l’intime et à l’imaginaire.

Cet article propose d’interroger le monde spécifique de la radio nocturne, de montrer en quoi cet espace a pu constituer une frontière dans le paysage médiatique français. Par radio nocturne, nous entendons l’espace-temps 23 heures – 5 heures du matin, même si ces limites ont pu varier au fil du temps.

La conquête progressive de la nuit par la radio, assimilée au dépassement d’une frontière, est d’abord analysée de manière chronologique, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années 1980. Un deuxième temps analyse la spécificité de la nuit radiophonique, en tant que territoire à part. Enfin, le dernier moment de cette réflexion s’intéresse à la re-matérialisation d’une frontière de la nuit radiophonique, depuis les années 1990.

Chronologie de la nuit comme frontière radiophonique

Depuis la création des stations de radio au début des années 1920 en France, la nuit représente une frontière radiophonique à conquérir durant une trentaine d’années.

Avant 1955 : la nuit « silence radio » 

Avant 1955, il n’y a en France aucune émission de radio après minuit, sauf durant la Seconde Guerre mondiale[2] ou à l’occasion des nuits de fêtes et de célébrations comme Noël et le jour de l’an. Durant les nuits ordinaires, les émetteurs cessent autour de minuit et les programmes s’arrêtent avec la diffusion de La Marseillaise[3].

Pour signifier la fin de la journée, les speakers invitent les auditeurs à aller se coucher, tandis que les chaînes de radio diffusent de la musique douce pour leurs programmes tardifs. Une émission du Poste Parisien de la fin des années 1940 s’intitule même Prélude aux rêves. Elle est diffusée entre minuit et minuit et quart, heure à laquelle se clôt l’antenne, et son titre explicite renvoie bien à cette idée d’une introduction à la rêverie, une préparation radiophonique au sommeil. L’une de ces émissions, diffusée en 1948, a été conservée. Au début du programme, la voix des animateurs, lisant des textes entre des morceaux de musique, est assez dynamique. À la fin, le ton a sensiblement changé, invitant clairement les auditeurs à rejoindre leur lit :

Charles Bassompierre : Le sommeil va clore vos paupières, un train siffle dans la nuit (bruitage d’un sifflement de train), et vous l’entendez faiblement à travers le mur de votre chambre… […] Il vous emporte dans le cahotement des roues.

Christiane Montels : Un train siffle et s’en va, bousculant l’air, les routes, l’espace, la nuit bleue et l’odeur des chemins. […] Il vous amène vers le pays que vous désirez connaître, dans un voyage dont on ne se lasse jamais, le pays des jolis rêves où l’on ne rencontre que des visages aimés, et des odeurs de vrai bonheur[4].

L’émission Prélude aux rêves matérialise donc clairement la frontière entre le jour et la nuit, entre la veille et le sommeil.

1955 : création de Route de nuit sur Paris Inter

Une nouvelle émission, intitulée Route de nuit, est lancée sur Paris Inter – ancêtre de France Inter –, en juin 1955. À l’initiative de Roland Dhordain, alors adjoint au service des reportages, l’antenne ne s’arrête plus à minuit et quart, mais se poursuit jusqu’à deux heures du matin. Cette nouvelle émission vise un objectif simple : accompagner les automobilistes et chauffeurs routiers dans leurs trajets nocturnes afin d’éviter qu’ils ne s’endorment au volant. C’est aussi une façon de se distinguer de la nouvelle station périphérique Europe n°1, lancée en avril 1955, qui bouleverse le paysage radiophonique de l’époque. Avec Route de nuit, la station publique Paris Inter crée l’événement : elle est la première radio française à dépasser quotidiennement la frontière de la nuit radiophonique.

Cette émission est créée dans un contexte de développement du trafic automobile et du transport routier en général, mais aussi au moment des débuts de la commercialisation des transistors qui révolutionnent les pratiques de l’écoute radiophonique, en l’individualisant.

L’émission, d’abord programmée de minuit à deux heures, diffuse de la musique et des informations routières. Suite à un plébiscite des auditeurs[5], elle se poursuit jusqu’au petit matin à partir de 1957. Paris-Inter, rebaptisée alors France I, fonctionne désormais en continu : la radio française 24 heures sur 24 est née. Le média radiophonique fait le tour de la nuit.

1965 : Création du Pop Club

En octobre 1965, France Inter[6] lance un nouveau programme tardif : Le Pop Club de José Artur, diffusé entre 22 heures et une heure du matin. Le principe de cette émission consiste à recevoir des personnalités de tous horizons à l’heure de la sortie des spectacles, et à diffuser les derniers disques pop, que les collaborateurs de José Artur[7] ramènent de Grande-Bretagne ou des États-Unis. Avec Le Pop Club, la radio de nuit ouvre ses portes aux auditeurs, elle devient un lieu du Paris nocturne, puisque le studio se situe dans le Bar Noir de la Maison de l’ORTF. L’émission se déroule dans une atmosphère festive, mondaine et détendue, des musiciens viennent jouer et chanter en direct.

L’émission connaît un succès et une longévité remarquables, puisqu’elle existera pendant quarante ans, jusqu’en 2005. L’animateur José Artur y invente un style d’interview, avec un ton bien à lui, provocateur et incisif. Dans Le Pop Club, il est aussi l’un des premiers à mélanger les genres[8].

Ce programme tardif ouvre la voie et influencera les autres stations de radio qui créent bientôt des programmes similaires, comme les émissions de Christian Barbier sur Europe n°1 (La Nuit est à nous, puis Barbier de nuit). Toutefois, Europe n°1 cesse encore ses programmes à deux heures du matin pendant de nombreuses années. En effet, les autres stations n’adopteront la diffusion 24 heures sur 24 qu’à partir de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

1975 : apparition des émissions nocturnes interactives

En septembre 1975, le programme de Christian Barbier sur Europe 1 est supprimé pour laisser la place à une nouvelle émission, La Ligne Ouverte de Gonzague Saint Bris, chaque jour en direct entre minuit et une heure. Cette émission est directement inspirée des Open Lines qui existent aux États-Unis, dans lesquelles les auditeurs sont invités à téléphoner à la radio pour se confier à un docteur ou un animateur, poser des questions ou demander un conseil. En France, La Ligne Ouverte fait sensation. Un an et demi après la création de ce programme, le quotidien Le Monde lui consacre un article :

« Une voix, au loin, parle. C’est la nuit. Plus précisément, le cœur de la nuit. L’heure où les cœurs s’ouvrent pour se confier, pour écouter. La voix ? C’est celle d’une jeune fille, une étudiante, une ouvrière, une amoureuse, une malheureuse. C’est celle d’un homme, un marin, un P.D.G., un garçon de café, un alpiniste. Ces voix, toutes ces voix, qui viennent de France, de Suisse, de Belgique, d’Angleterre, d’Italie et qui, tous les soirs, pendant une heure, se confient, ce sont celles qu’on peut entendre sur Europe I, dans une émission qui s’appelle La Ligne ouverte. L’émission de Gonzague Saint-Bris. Tous les soirs, de minuit à une heure, G.S.-B. ouvre sa ligne pour écouter battre les cœurs de la nuit »[9].

Cette émission s’inscrit dans un contexte de développement d’un type de parole anonyme ou psychologique à la radio, dans la lignée des émissions de Ménie Grégoire sur RTL. Mais la diffusion nocturne de La Ligne ouverte apporte une autre dimension.

Ce programme inspire là encore les autres stations, en particulier France Inter, qui lance en avril 1977 Allô Macha, émission nocturne de confidence d’anonymes animée par la comédienne Macha Béranger. Ce programme durera vingt-neuf ans, et son animatrice deviendra une figure mythique, si ce n’est le symbole de la radio nocturne en France.

Avec ces émissions de parole nocturne, la nuit radiophonique a traversé une autre frontière, celle de l’intimité.

À partir de la fin des années 1970 : les radios pirates et leur influence sur les programmes de nuit

Depuis la Libération, un monopole national s’exerce sur les ondes radiophoniques françaises, interdisant officiellement les radios privées. Il existe toutefois des stations « périphériques » commerciales – RTL, Europe 1, Sud Radio, Radio Monte Carlo –, dont les émetteurs se situent hors des frontières nationales, et qui sont en réalité plus que tolérées par le gouvernement[10]. À la fin des années 1970, des mouvements de protestation envers le monopole se développent, qui se matérialisent sous la forme de radios illégales qui investissent les ondes en dépit de cette interdiction.

Ces stations pirates émettent souvent durant la nuit, pour plusieurs raisons. D’une part, les amateurs qui créent ces radios clandestines travaillent généralement durant la journée et s’adonnent à leurs activités radiophoniques pendant leur temps libre. D’autre part, émettre la nuit permet d’éviter les brouillages et les perquisitions. À Paris, par exemple, le brouillage cesse entre 23 heures et 7 heures du matin[11].

Peu à peu, de plus en plus de radios pirates investissent la nuit hertzienne. À la fin de l’année 1980, le phénomène ne passe pas inaperçu. Un journaliste de Libération décrit ce qu’il qualifie de « mur de la démocratie sonore » :

« La nuit, il se passe de drôles de choses. Alors que les lumières s’éteignent peu à peu et qu’apparaissent sur les écrans de télévision des myriades de petits points blancs hystériques, d’étranges dialogues se créent dans l’anonymat. Radios libres, réseaux téléphoniques, citizen-band, radio-amateurs envahissent le silence apparent des villes »[12].

En 1978, la radio pirate Radio Ivre voit le jour. Elle n’émet d’abord qu’une fois par semaine, les nuits de samedi à dimanche, installée sur la fréquence de FIP[13], avant d’émettre tous les soirs à partir de 21 heures. Selon l’expression de l’historien des radios libres Thierry Lefebvre, cette radio devient « un phare dans la nuit parisienne ». Elle s’installera même quelques mois dans les locaux de la boîte de nuit à la mode Le Palace.

En 1981, c’est la fin du monopole d’État de la radiodiffusion. Les radios libres autorisées se multiplient et influencent les stations traditionnelles, les encourageant notamment à émettre 24 heures sur 24. En 1985, France Culture est la dernière station à briser cette frontière de la nuit radiophonique à minuit, en créant le programme de rediffusion et de valorisation des archives de la station – Les Nuits de France Culture.

La nuit radiophonique, un territoire à part ?

La nuit radiophonique n’allait donc pas de soi. Au contraire, le temps nocturne a fait l’objet d’une conquête progressive par la radio. Cet espace-temps radiophonique, une fois conquis, s’est révélé en bien des points distincts du territoire diurne, si bien qu’on peut considérer la radio nocturne comme une zone d’extraterritorialité radiophonique.

Une typologie des programmes de nuit

En France, cinq grands types de programmes nocturnes se dégagent. Nous proposons de les présenter ici en donnant deux titres d’émissions emblématiques pour chaque genre radiophonique nocturne[14].

Les émissions d’accompagnement et de service
Route de Nuit, Paris Inter (1955- 1973)
Les Routiers sont sympas, Max Meynier, RTL (1972-1986)

Les programmes de création radiophonique et documentaire
Les Nuits du bout du monde, Stéphane Pizella, Chaîne nationale et Poste Parisien (années 1950 et 1960)
Les Nuits magnétiques, Alain Veinstein, France Culture (1978-1999)

Les interviews de personnalités, souvent dans un cadre festif
Le Pop Club, José Artur, France Inter (1965-2005)
La Nuit est à nous / Barbier de Nuit, Christian Barbier, Europe 1 (1968-1998)

Les émissions interactives donnant la parole à des auditeurs par le biais du téléphone
Ligne ouverte, Gonzague Saint-Bris, Europe 1 (1975-1980)
Allô Macha, Macha Béranger, France Inter (1977-2006)

Les émissions musicales spécialisées
Tempo, Frantz Priollet, France Inter (1982-1987) > musique jazz
Les Nocturnes, Georges Lang, RTL (depuis 1973) > musique américaine (rock, country, folk…)

Aucun de ces types de programmes n’est propre à la nuit, mais, parce qu’ils sont diffusés à ce moment du jour, ils possèdent tous ont une coloration particulière. Sans doute que la plus grande spécificité de la radio nocturne réside cependant dans les émissions de libre parole, d’interventions téléphoniques, parce qu’il se joue là quelque chose de l’ordre de l’intime et de la confidence, intrinsèquement lié à la nuit.

Caractéristiques de ces programmes nocturnes

La nuit, en dehors de flashs d’information toutes les heures, les programmes ne traitent pas ou peu de l’actualité. Il s’agit davantage d’émissions de divertissement, de musique, de création ou de dialogue téléphonique. C’est différent aux États-Unis ou en Angleterre où, sur la BBC 5 live, par exemple, l’auditeur noctambule peut écouter des programmes consacrés aux questions politiques ou d’actualité, dans lesquels des invités sont présents en studio, pour commenter les événements, comme dans n’importe quel programme de la journée.

En France, la nuit radiophonique laisse une grande place à l’intimité et à l’interactivité. Même dans les émissions qui ne donnent pas explicitement la parole aux auditeurs, l’interactivité existe, par exemple par le biais de jeux. Plus encore, cet espace-temps radiophonique permet une plus grande liberté de ton et de parole. Les plus jeunes auditeurs étant censés dormir, les instances successives de contrôle et de régulation de l’antenne ont toujours été plus conciliantes sur le terrain la nuit. Une émission comme Les Nuits magnétiques, sur France Culture à partir de 1978, détonne ainsi avec le reste de l’antenne la journée. On peut notamment y entendre des propos assez libérés sur la sexualité ou la drogue. À cette heure-là, il est en effet possible d’aborder des sujets différents, à la marge, et parfois transgressifs.

La radio nocturne constitue également le lieu idéal pour la découverte et la promotion d’artistes encore méconnus, les impératifs du « grand public » étant moins puissants à ces heures tardives. Ainsi José Artur reçoit-il dans son Pop Club des musiciens célèbres et des intellectuels, mais aussi de jeunes groupes de rock français méconnus.

Enfin, les émissions nocturnes sont parfois plus longues que les programmes de jour, à l’image des Choses de la nuit de Jean-Charles Aschero sur France Inter (1976-1996), une émission de quatre heures dans laquelle différentes rubriques s’enchaînent. Le rythme est par ailleurs généralement plus lent la nuit, moins contraint. Il est par exemple possible de diffuser des disques dont le format dépasse largement les standards radiophoniques. À l’inverse de la radio matinale où tout doit aller très vite, la radio nocturne constitue un moment radiophonique de respiration, durant lequel le temps semble s’étirer, voire se suspendre, un moment de transition situé dans l’entre-deux, entre hier et demain.

Les conditions de production de cette radio nocturne

Durant les heures nocturnes, il règne dans les studios de radio une convivialité particulière : le peu de personnes qui travaille là partagent différemment ce temps ensemble, installant des buffets en régie, organisant des dîners entre animateurs, assistants et techniciens, s’accompagnant, au sens premier du terme, dans la nuit[15]. De nombreux animateurs ont choisi la nuit comme une «profession de foi[16]», car c’est l’heure à laquelle ils se sentent le mieux, le moment radiophonique qui leur correspond. Au-delà de la plus grande liberté permise dans les contenus, un sentiment de liberté traverse les couloirs des stations vides. Les directeurs d’antenne ne sont pas dans les bureaux et peu souvent à l’écoute. La nuit radiophonique constitue ainsi une sorte de radio dans la radio.

Cet espace-temps constitue ainsi un laboratoire pour tester de nouvelles choses, parce qu’il y a moins d’enjeux. France Inter lance par exemple en 1982 l’émission Les Bleus de la nuit[17], banc d’essai nocturne donnant la possibilité à des jeunes gens désireux de s’essayer à la radio de proposer des émissions. Plus encore, les flashs de nuit constituent une sorte de passage obligé, de test ou de tremplin pour les aspirants journalistes.
La nuit, plus encore, c’est le lien entre les voix à l’antenne et les auditeurs qui se trouve renforcé.

La nuit radiophonique, le territoire des auditeurs ?

Si les auditeurs de la nuit sont évidemment beaucoup moins nombreux que ceux du jour, ils sont potentiellement plus attentifs aux programmes qu’ils écoutent, car davantage disponibles. José Artur affirmait même : « la journée la radio on l’entend, alors que la nuit on l’écoute[18] ». L’auditeur est en effet moins sollicité par l’extérieur : il est généralement seul, son téléphone ne sonne pas, autour de lui l’agitation du jour a fait place au calme de la nuit.

Certains des auditeurs sont à l’écoute car ils ont un réel besoin d’une présence, d’une compagnie nocturne, tandis que la nuit a tendance à exacerber les tensions et les angoisses. Ces auditeurs sont des insomniaques, des travailleurs de nuit, des prisonniers, des personnes malades ou âgées, des étudiants[19] … Pour eux, la radio nocturne permet parfois de combler un vide, elle est une radio de service.
Dans de nombreuses émissions nocturnes, les auditeurs sont invités à téléphoner pour s’exprimer à l’antenne, la nuit constituant ainsi un espace-temps où l’animateur et l’auditeur se rencontrent, où la frontière entre l’un et l’autre côté du poste tend à s’estomper. D’ailleurs, même lorsque les appels ne sont pas sollicités et ne font pas partie du dispositif de l’émission nocturne, ils affluent au standard des stations[20].

Le retour d’une frontière de la nuit radiophonique

La première moitié des années 1980 constitue en France une sorte d’âge d’or de la radio nocturne. Jusqu’ici, en effet, la radio n’a cessé de grignoter sur la nuit, afin de proposer sur quasiment toutes les stations des programmes variés en continu et en direct. À partir des années 1990, en revanche, on observe un retour progressif de la frontière radiophonique entre le jour et la nuit. En effet, les émissions nocturnes en direct tendent à disparaître, remplacées par des rediffusions ou des flux de musique automatique. Cette substitution du direct aux programmes « en boîte » s’effectue progressivement, jusqu’à la date symbolique de 2012, qui marque un coup d’arrêt à la notion de radio nocturne de service public. Cette année-là, France Inter cesse de produire des programmes de nuit spécifiques en direct entre une heure et cinq heures du matin, proposant, à la place, des rediffusions des émissions de la veille. Symboliquement, cette décision est de taille, puisque depuis 1955 et la création de Route de nuit sur Paris Inter, cette station n’avait jamais cessé d’être la radio du direct 24 heures sur 24, s’adressant jour et nuit à toutes les catégories de la population, avec des programmes originaux.

Aujourd’hui, la nuit est donc redevenue une frontière radiophonique, délimitant un territoire radiophonique enclos, globalement privé de voix et de direct.

Comment expliquer ce retour d’une frontière de la nuit radiophonique ?

Deux types de facteurs expliquent cette progressive désaffection de la radio nocturne française, d’ordre technique et économique.

Facteurs techniques

L’apparition de la télévision 24 heures sur 24 en France à la fin des années 1980 a contribué à faire perdre de l’importance à la radio nocturne. Depuis la radio n’est plus la seule compagne médiatique dont les gens de la nuit peuvent bénéficier, tandis que les atouts « visuels » de la télévision peuvent paraître plus attractifs. Depuis la fin des années 1980, cette diffusion en continu s’est répandue sur l’ensemble des chaînes TV, lesquelles n’ont d’ailleurs cessé de se multiplier. Par ailleurs, l’apparition d’Internet puis des podcasts au milieu des années 2000 a profondément transformé les habitudes des auditeurs. La radio à la carte permet à l’auditeur de choisir ses programmes en dehors du temps linéaire de la radio, et de s’extraire de la primauté du direct : il est par exemple désormais possible d’écouter durant la nuit des programmes de la journée.

Toutefois, une partie des auditeurs de nuit ne rechercheraient-ils pas avant tout une compagnie, une sorte de cohabitation de l’instant entre l’animatrice ou l’animateur et eux, ainsi que des programmes adaptés à une diffusion nocturne ? Par ailleurs, dans le cas des stations généralistes, n’y aurait-il pas justement une contradiction à rediffuser la nuit des émissions de la journée venant de s’écouler – programmes que l’auditeur pourrait réécouter à sa guise via les podcasts[21] ?

En dehors de ses utilisations liées la radio, Internet a permis de faire advenir de nouvelles compagnies, offrant des possibilités de dialogues nocturnes et instantanées. Mais si l’offre de moyens de communication n’a cessé de se développer, par le biais des téléphones portables et des différentes applications disponibles sur smartphones, cette société de la communication a-t-elle remplacé le rôle initialement rempli par cette radio de service ? Rien n’est moins sûr.

Facteurs économiques

Surtout, cette disparition de la radio nocturne en direct incombe au système d’économie concurrentielle dans lequel évolue désormais l’audiovisuel, y compris l’audiovisuel public. Suite à l’essoufflement des radios libres et au tournant commercial pris par une majorité d’entre elles après l’autorisation de la publicité sur leurs ondes en 1984, les programmes de nuit se retrouvent en effet largement appauvris. Les dirigeants des chaînes de radio, mus par des logiques de concurrence et un désir grandissant de corréler les coûts à l’audience, choisissent de sacrifier la nuit sur l’autel des économies budgétaires. De fait, la question de l’indice d’écoute des émissions de nuit a toujours été problématique.

En effet, si Médiamétrie procède à des sondages de la mesure d’audience radio 24 heures sur 24, cette société ne communique pas au public les résultats de la tranche « minuit-cinq heures du matin ». Ces cinq heures nocturnes quotidiennes ne sont donc pas prises en compte dans le comptage global de la mise en concurrence des stations. La radio nocturne constitue dès lors une frontière en termes de concurrence, un espace non économiquement rentable. Sur les radios commerciales, aucun spot publicitaire n’est généralement diffusé durant la nuit.

Que reste-t-il de la radio nocturne ?

Il reste aujourd’hui en France très peu d’émissions de radio nocturne spécifiques, les programmes originaux n’allant désormais généralement pas au-delà d’une heure du matin ou minuit sur les chaînes généralistes. Après la fin des émissions en direct sur France Inter, la station a proposé deux années de suite une « nuit blanche » exceptionnelle[22]. L’initiative, promise à l’origine comme un événement ponctuel amené à se reproduire, était présentée alors comme un « coup » éphémère, créant un « club » l’espace d’une seule nuit. La tenue d’une émission de radio nocturne en direct est ainsi devenue un événement qui relève de l’exceptionnel, autour duquel la radio communique dans les médias. Garder l’antenne toute la nuit semble désormais constituer une sorte d’exploit.

Sur RTL, Georges Lang a fêté ses 45 ans d’antenne en mai 2018. S’il proposait quotidiennement Les Nocturnes chaque nuit de semaine jusqu’à trois heures du matin depuis 1973, il n’anime plus que les nuits du week-end depuis la rentrée 2018.

Par ailleurs, certains éléments traditionnellement propres à la radio nocturne ne semblent pas près de disparaître, comme le dispositif du dialogue téléphonique nocturne. Alors qu’elle officiait chaque début de nuit de semaine sur Europe 1 depuis 1999 dans la Libre antenne, Caroline Dublanche a été débauchée par RTL à la rentrée de septembre 2018. Dans Près de vous, elle répond désormais aux appels des auditeurs de son ancienne station concurrente, chaque nuit de 22h30 à 1h30. Pour son arrivée, RTL a même choisi de prolonger l’émission une demi-heure de plus dans la nuit.

Dans un autre genre, les radios associatives sont parfois actives la nuit. Certaines proposent des nuits spéciales ponctuelles en direct, comme Radio Campus Paris ou Radio Grenouille à Marseille. D’autres, comme Radio Ici et maintenant, n’ont jamais cessé de proposer quotidiennement des émissions d’antenne libre dans lesquelles les auditeurs sont invités à téléphoner pour dialoguer avec les animateurs qui se relaient au micro chaque nuit. Enfin, France Culture continue de produire ses Nuits, conçues à base d’archives de la radio, chaque jour à partir de minuit.

Conclusion

La nuit est redevenue une frontière dans les grilles des programmes de radio, un territoire majoritairement délaissé par le direct et les programmes. La disparition des émissions de nuit en direct témoigne d’un désintérêt grandissant pour le monde de la nuit et les gens qui l’habitent. La radio des heures noires est redevenue une marge, un territoire inoccupé, alors que, paradoxalement, la nuit et la radio vont traditionnellement bien ensemble, ces deux « territoires » étant liés l’un et l’autre à l’intime et à l’imaginaire. Si « la nuit, l’oreille est comme un œil », comme l’écrit l’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe, la radio s’écoute d’autant mieux dans le noir.

D’ailleurs, la radio ne connaît par essence pas de frontière et les ondes radiophoniques se propagent d’autant plus loin lorsqu’il fait nuit. Dès les origines de la radiodiffusion au début du XXe siècle, des radioamateurs sans-filistes choisissaient le temps nocturne pour capter des voix en langue étrangère, des messages radiophoniques traversant librement les frontières.

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Notes

[1]  Ce texte est issu d’une communication donnée au colloque international « Les Frontières de la radio », le 5 juin 2015 à l’Université de Perpignan Via Domitia.

[2]   Aurélie Luneau, Radio Londres 1940-1944, Paris, Tempus, 2010.

[3]   « Indicatif de fin des émissions de la Radiodiffusion française, La Marseillaise par la garde républicaine », http://100ansderadio.free.fr/mp3-Archives40.html.

[4]   « La Nostalgie des gares et des trains », Prélude aux rêves, Poste Parisien, 9 avril 1948, Ina.

[5]   Jacques Meillant, « Les Hiboux de France-Inter « roulent » toute la nuit ! », Télérama, n°904, du 14 au 20 mai 1967.

[6]   Paris Inter a été renommée France Inter en 1963.

[7]   Pierre Lattès, Claude Villers, Patrice Blanc-Francard, ou encore Bernard Lenoir.

[8]   Marine Beccarelli, « Les entretiens d’écrivains dans Le Pop Club, L’entretien d’écrivain à la radio (France, 1960-1985) / 8 | 2018 / http://www.komodo21.fr

[9]   Marc Cholodenko, « Les confidences de G.S.-B. », Le Monde, 17/01/1977.

[10]   Denis Maréchal, « La Sofirad », in Jean-Noël Jeanneney (dir.), L’Écho du siècle, Paris, Pluriel, 2001, pp.116-119.

[11] Denis Hautin-Guirault, « Pirates à visage ouvert », Le Monde, 23-24 novembre 1980.

[12] D.B., « Le mur de la démocratie sonore », Libération, 5 décembre 1980.

[13] Entretien avec Jean-Marc Keller, cofondateur de Radio Ivre, 19 avril 2013.

[14] Pour plus d’informations sur certaines de ces émissions, voir Marine Beccarelli, Les Nuits du bout des ondes. Introduction à l’histoire de la radio nocturne en France, 1945-2013, Bry-sur-Marne, Ina, 2014.

Pour citer cet article

Référence électronique

Marine BECCARELLI. « Les frontières de la nuit radiophonique », RadioMorphoses, [En ligne], RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019,  mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/frontieres-de-nuit-radiophonique/

Auteure

Marine BECCARELLI est Docteure en Histoire contemporaine de l’Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne.

La création associative : la radio du sensible. « L’ordre du jour » émission matinale d’écriture radiophonique

Lolita VOISIN

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La pratique du son, l’expérience sonore, pourraient se raconter à la manière d’un récit de vie, à la manière d’un parcours dont on ne maîtriserait aucun des croisements de routes. Aucune des intersections. Pour revenir sur une pratique radiophonique personnelle, naïve et novice, il faudrait dessiner le tracé en suivant ses détours ; c’est ainsi qu’apparaîtrait peut-être la forme de ce que l’on a fait, de ce que l’on a produit sans le délimiter, de ce qui est advenu sans qu’on l’ait imaginé.

Ma pratique radiophonique a croisé la route de deux organisations : une compagnie de spectacle vivant que j’ai fondée en 2010 pour porter un rêve d’itinérance radiophonique et de rencontres avec l’espace quotidien de la vie des gens[1], et une radio associative militante locale[2], dont j’ai poussé la porte du studio pour la première fois à la fin de l’hiver enneigé de 2013. Deux organisations collectives déjà. Et si mes premiers pas s’imaginaient dans la solitude des incertitudes et des doutes, à tenter de faire exister des désirs individuels, c’est déjà dans l’atmosphère de ces collectifs que les choses prenaient forme et qu’un léger chemin, à peine quelques herbes coupées, commençait à se dessiner.

Huit ans plus tard, au détour d’une réflexion autour de la création sonore dans les radios associatives[3], nous prenons la parole pour dessiner les lignes d’une pratique nécessairement protéiforme et inventive, sans cesse en train de se construire. À partir de ce constat : il ne nous est jamais demandé de définir la matière sonore qui naît de jour en jour. Pourtant, on peut décrire une saison d’une émission matinale diffusée les lundis à l’aube, à l’heure où la nuit se change en jour ; et raconter, à partir de cette expérience, l’évolution d’une écriture radiophonique sur le fil, en direct sur l’antenne, seule en studio, dans le temps mystérieux des matins qui se lèvent et se lèveront toujours.

En cinq chapitres, L’ordre du jour s’est levé à l’aube, d’octobre 2017 à mai 2018, dans le studio désert d’une radio associative locale, à Blois.

Chapitre 1 – Le goût du matin (été)

Cela commence toujours par une idée, le nom viendra plus tard. C’est l’été. L’heure de toutes les prospectives. Avec Guillaume Legret, directeur de Studio Zef, nous prenons le camion de la radio pour aller visiter d’autres radios associatives, pour élargir notre angle de vue et imaginer ce que notre station doit encore devenir. Je rencontre Mélissa Plet-Wyckhuyse dans les locaux de Radio Campus Tours, qui me rappelle la richesse de l’humilité dans notre pratique de la radio ; nous y partageons nos expériences et nos compétences techniques quasi nulles. Cela redonne confiance : elle suit le même chemin. Nous traversons le centre de la France, atteignons Limoges, le quartier Beaubreuil, le parvis de la tour, le sommet de la tour et là, le studio de Beaub FM. Je me souviens d’une phrase en particulier du directeur de cette radio perchée : « Ce n’est pas grave, nous sommes des gens qui parlons à des gens, et ce n’est pas grave ». Il nous rappelle qu’une radio associative vit du direct, plus de 7h par jour sur Beaub FM. Sur la route du retour, le long des glissières de sécurité, l’enthousiasme augmente en même temps que l’idée d’une nouvelle émission. Une matinale. Moi qui ne suis pas du tout du matin. Je prendrais l’antenne quand la nuit est encore noire et ne la rendrais qu’une fois le jour levé. Une émission de radio qui dépendrait de la terre qui tourne. Il faudra ne jamais commencer à la même heure.

L’image peine à se construire. Dans le désert du petit matin, j’imagine raconter à l’antenne l’intemporalité d’une table de cuisine, l’ambiance populaire d’une solitude ménagère. Sur la table, un café fumant, un journal, une vieille carte postale, des livres qui s’entassent… J’imagine dessiner cette table à travers des chroniques, une lecture au hasard, la présentation d’un journal ou d’une revue indépendante, la lecture d’une ancienne carte postale, un son venu de la nuit… mais toujours pas de nom d’émission. Il faudrait qu’il soit futile et quotidien, qu’il évoque également la solitude du matin, l’heure imperceptible où tout change. La veille de la première, le nom surgit, certain : ce sera L’ordre du jour.

Seule, entrer dans le studio, passer toutes les portes, allumer la lampe de chevet au-dessus de la table de mixage ; il fait nuit, les auditeurs dorment encore j’en suis sûre, comment pourrait-il en être autrement. Placer la voix émue, qui sera celle de l’aube ; l’émission commence :

« Imaginez la scène. Une odeur de café brûlant, la brume des rêves qui s’estompe, les couleurs qui changent, c’est L’ordre du jour qui commence. »

Chapitre 2 – Le goût des autres (automne)

La première passée, il faut affirmer le ton et l’écriture. Tenir les chroniques sur le long terme. Trouver la voix juste. Retenir les auditeurs dans leur sommeil, dans leurs pensées solitaires, dans la protection de leur voiture et de leur petit matin. Les faire passer de la nuit au jour. Trouver la voix qui leur parlera dans ce moment personnel, presque intime, du changement de la nuit, sauvage, en jour, domestique. Les essais s’enchaînent autant que les semaines. Les lectures, brutes, me plaisent ; je reconnais le grain de ma voix, il est différent à chaque fois, amplifié par le micro, je m’écoute autant que je lis. Je commence toujours l’émission par la lecture, il fait encore nuit, c’est un moment que j’aime beaucoup, presque parfait. J’aime aussi les ambiances nocturnes que je cherche dans mes vieux enregistrements : un livreur de journaux, le cauchemar des enfants, des bruits de ville. Je me plais à trouver quelques morceaux de musique qui devraient amplifier les messages secrets que je tiens bien cachés.

Mais je me sens seule dans le studio. Je suis trop bavarde parfois, je sens que je perds la poésie du moment dans les longues descriptions des journaux, je sens que je me répète sans étonnement. Je reçois les premiers retours. Ils sont confus et bienveillants, certains s’impliquent un peu plus que d’autres. Je sens la frontière entre eux et moi devenir papier : pourquoi ne seraient-ils pas avec moi, dans ce studio ?

Lentement, l’idée traverse. Ouvrir plus larges les vues autour de moi et commander des sons, m’entourer de chroniqueurs invisibles, en respectant leur distance, leur peu d’histoire du côté du micro, leur goût, leur qualité. Celui-ci a une voix de crooner et arpente Paris en scooter, ce serait comme cela que je le dessinerais : je lui commande des descriptions de rue depuis son deux-roues, personnage de l’histoire. Celle-ci s’émerveille d’un rien et vit tout en modestie, je l’ai quittée l’été dernier. Elle est à Bristol : je lui commande un journal de son exil en Angleterre. Lui va au cinéma comme il respire, et ceci depuis son adolescence, quand il collait ses tickets de cinéma dans des carnets très épais : je lui commande une chronique cinématographique. Lui, passe ses soirées sur YouTube et s’entourent de sons perdus et retrouvés par algorithme : je lui commande des instants web spontanés. Lui, décrit les villes à partir de leur histoire, il connaît les traces du temps, nous aimons les lieux, nous nous envoyons des cartes postales : nous pourrons les lire mutuellement, dans un ton un peu guindé, et nous commencerons toujours par « Je t’envoie ce que je vois de ma fenêtre… ». Lui, restaure sa maison, je lui commande des chroniques de chantier. Lui, exhume des textes d’hommes morts, il les lira au présent.

Miracle, les premiers sons arrivent. Samedi, dimanche, la récolte commence. Ils sont légers, enregistrés avec leur téléphone, ils jouent le jeu, interprètent mes dires, proposent des choses dont je tiens l’éphémère dans mon ordinateur. Après un peu de montage pour nettoyer ou raccourcir certaines propositions, je n’ose rien toucher : j’organise la matinale en pistes successives qui seront lancées les unes après les autres. Les dimanches soir ressemblent à des nuits blanches. Il y a toujours un moment de panique, puis, quelques minutes de montage plus tard, une joie intense, une émotion très physique, celle du moment où l’on se sent prêt. Il ne reste plus qu’à attendre le lever du jour.

Je ne suis plus seule dans le studio. L’émission est collective, je dois raconter qui sont ces nouvelles voix, j’écris quelques phrases pour accompagner leur passage respectif et je fais attention à l’ordre des choses. C’est encore très brut, les changements de pistes sont assez agressifs. Mais je me sens bien entourée. Je me sens plus forte pour affronter le matin et la lumière qui vient.

 Voix féminine 1 – Vous êtes toujours en direct sur Studio Zef, d’autres voix me sont arrivées ; depuis son scooter, il regarde le monde, c’est Ben, à Paris.

Ouverture d’une ambiance de rue, bruit de moteur.

Voix masculine 1 – Place des Victoires, dimanche soir, 18h30, personne. Kenzo, Gérard Darel, les Petites, Tagata, Pronomias, la Maison Sarah Lavoine, Agence immobilière, Zadig et Voltaire, Zénia, Chipos ou Cripos ou Cripoisse, Victoires… Tout est fermé. Quelques lumières éclairées. Louis XVIII brille au milieu, je rentre.[4]

Chapitre 3 – Les traces de son passage (hiver)

Parmi les sons que l’on m’envoie, les voix et les descriptions se mêlent souvent au bruit d’ambiance. Petit à petit, certains s’aventurent dans la prise de son brut : souterrains de métro, ambiances urbaines, cloches et festivals. Ils partagent les traces de leurs passages dans des lieux que je ne verrai jamais. Par la prise de son, ils tiennent leur quotidien entre des mains timides, parfois malhabiles, mais précieuses et décidées. Par des téléphones portables et leurs micros discrets, ils captent, compilent, multiplient. Certains m’envoient un son, très choisi. D’autres m’en envoient une liste. D’autres encore, ne sachant que choisir, m’envoient plusieurs propositions, parfois très longues.

Certains dimanches soir, je dois monter plusieurs sons envoyés par la même personne : par ma voix, j’essaie de restituer une histoire, telle que je l’imagine. Je reçois tout par mail, je n’échange jamais avec ces contributeurs invisibles sur le sens de leur prise de son. Ils me la livrent, je commence à la transformer, par les marges ou par les centres, je coupe, je parle à l’antenne par-dessus ces bruits venus d’ailleurs, je recompose. Je n’ai plus la gêne du début à modifier ce qu’ils me proposent. Il me semble que c’est réciproque : je reçois de plus en plus de choses qui sortent largement des cadres définis au départ. Des pleurs nocturnes d’enfants et des lectures d’insomnie au lieu des chroniques de chantier par exemple. Certains affirment leur voix et se lancent dans des descriptions des lieux traversés et des gens rencontrés, accompagnent l’auditeur et assument le partage exhaustif, par le son et par l’impression, de ce qu’ils vivent.

La nuit du premier janvier est un lundi. Que faire de cette nuit blanche ? Ce soir-là, je décide de réaliser L’ordre du jour de minuit jusqu’à l’aube. Un long direct, plus de huit heures trente. Mon père me prépare une playlist : un morceau de musique par année de sa vie, des musiques qui prennent la forme d’un journal intime, depuis ses 10 ans et ses premiers souvenirs musicaux : depuis 1966, nous allons vers 2017 à mesure que le jour se lève. Dans le noir épais de cette nuit où les noctambules, les insomniaques et les travailleurs de nuit tournent en rond dans la ville, je me sens libre d’essayer de nouvelles formes, plus intimes, plus mystérieuses, sons et lectures mêlées, carnets d’amour et archives personnelles. La totalité de la nuit noire emporte ces essais radiophoniques qui ne seront jamais fixés sur un podcast, disparaîtront immédiatement ; reste l’impression : il faut que la radio parle exactement en même temps que l’instant et le ciel — je regarde souvent par la fenêtre du studio, nuit et jour.

Voix féminine 1 – et un autre son venu de Bristol, c’est Albane qui quitte l’Angleterre très tôt ce matin et conte les rivages des gares routières.

Ouverture d’une ambiance de gare, les sons résonnent haut dans l’architecture, bruit de bas, quelques frottements, la main certainement sur le micro du téléphone.

Voix féminine 2 – Salut L’ordre du jour, aujourd’hui, ce sera un voyage à travers la Manche par le bus, du coup je suis dans la gare de Victoria Station, à Londres, après avoir fait deux heures de train depuis Bath. Dans trente minutes, je vais embarquer dans un bus… hmm, c’est très glauque mais c’est spécial, plein de valises partout, de grands tableaux avec des horaires de bus qui vont partout, partout partout en Europe, de l’Écosse, des Pays de Galles, en Hollande, en Pologne, enfin bref… du coup, c’est une atmosphère assez particulière, je me demande toujours comment les chauffeurs de bus font pour travailler, pour faire ce travail. Un travail nocturne, qui dérange personne, qui emmène des gens qui vont dormir pendant tout un trajet… On entend le début d’une annonce de gare.

Chapitre 4 – Laisser venir les imaginaires (printemps)

Et puis, les chroniques s’estompent, c’est maintenant à moi de mener l’histoire, davantage qu’à eux de la dessiner de leurs enregistrements. Peu à peu disparaît la construction d’un propos qui serait tenu de part en part. Les sons que je reçois m’étonnent. Je me demande d’où partent ces collaborateurs, d’où arrivent leurs désirs d’enregistrement. Ils n’ont pas d’expérience radiophonique ni d’expérience sonore, et pourtant il y a tant à dire à partir de ce qu’ils m’envoient. Je me demande comment ils se placent, entre réalité et fiction, à se donner ainsi. Quel jeu de rôle, quel théâtre invisible sont-ils en train de jouer ?

Parfois, je me demande où ils s’inspirent, peut-être à se découvrir les uns les autres quand ils écoutent l’émission. Pour la plupart, ils ne se connaissent pas, pas tout à fait. Je donne quelques conseils, quelques directions, aux plus incertains de la bande. Mais de plus en plus, je ne dis rien, j’envoie un SMS que je copie pour un autre (« Un son pour lundi ? »). J’ai l’impression que chacun s’amplifie des autres, alors qu’ils ne se rencontrent jamais. Peut-être se soutiennent-ils inconsciemment. C’est drôle, moi qui ai toujours peur avant de prendre le direct, leur certitude me rassure et j’ai hâte de l’aube des lundis désormais différents, hâte de faire entendre leurs propositions, d’en faire une poésie éphémère, presque anonyme.

Certainement parce que nous n’avons aucune formation à la prise de son, à la création sonore, parce que nous n’avons ainsi aucun formatage, ces créations, qui naissent dans l’urgence de la vie quotidienne, ne sont pas balisées par des temps de tournage et par des moyens techniques préparés. C’est une radio brute, où la technique est au service de l’écoute, d’une perception. C’est une radio urgente, qui ne s’accommoderait pas de multiples prises de son. Ainsi, j’ai parfois l’impression de recevoir des souffles, des errances, à la fois dans les paysages et dans les récits intérieurs. Une sorte de mélopée, non préparée, non écrite, qui se joue en une prise, volontairement solitaire, qui se livre en entier, et m’arrive ainsi. J’aime d’ailleurs les sons de coupe à l’entrée et au sortir de ces enregistrements, je décide parfois de les garder à l’antenne, comme pour transmettre ce temps immédiat, cette urgence du quotidien coutumier, qui deviendrait extraordinaire par ce seul geste de la captation.

Cette tentative de l’écoute, je ne pensais pas qu’elle se transmettait si facilement. Bientôt je reçois des sons du frère de l’un des premiers participants. Il écoutait L’ordre du jour sur le chantier de son frère, le voilà parti en voyage en Équateur, et de là-bas, il s’enregistre dans les montagnes avec un compère, ils décrivent dans de très grands paysages ce qu’ils voient de leur voyage et m’envoient spontanément leurs enregistrements. Leur monologue à deux voix est parfait, les voix sont claires, posées, les silences arrivent au bon moment, le paysage s’invite dans leurs yeux qui s’invitent à l’antenne : il y a une grande poésie à les faire entendre depuis le studio, qui devient immense. Il rentre finalement de voyage, et laisse ce compère continuer sa route dans les très grandes montagnes de l’autre côté de l’océan. Cet homme seul parcourt l’Amérique, il a un Smartphone certainement. Je ne le connais pas, et bientôt, je reçois pour la matinale des sons de cet inconnu, de longs monologues poétiques jetés d’un souffle dans des ambiances de grand air, dans des volumes de marche, dans des mouvements de pensées intimes. J’ai parfois l’impression qu’il me livre le sentiment d’une vie entière. Ces petits éclats intérieurs d’un inconnu, je les sculpte à peine, je taille la surface pour amplifier le rythme, je ménage ses propres répétitions, ses propres incantations, pour en livrer la fragilité et ce grand don, quelques lundis matin privilégiés. Une fois, il m’envoie un enregistrement de trente minutes, sans un mot et cet enregistrement commence par cette question : « pourquoi parler à son téléphone alors que je n’ai rien à dire ? » ; à travers l’hésitation même de la posture de l’enregistrement et de ces descriptions à la fois extérieures et intérieures, il livre la distance de cette écriture vaine et totale, il questionne l’exercice de livrer sa vie éphémère sur des ondes qui toucheront d’autres inconnus, de manière très éphémère également. Je garde longtemps cet enregistrement, ne sachant qu’en faire, et un dimanche, je décide d’emplir entièrement la matinale de ce monologue si fragile[5]. C’est la première fois que je fais tant de montage pour amplifier ses dires, et la matinale se renverse, il devient la voix principale et ouvre la possibilité d’un récit plus mystérieux.

Émission après émission, semaine après semaine, il me semble que leur manière d’écouter le réel, de capter le furtif, se fait plus fine, comme s’ils vivaient un apprentissage de l’écoute. Je leur fais peu de retours, ils découvrent le lundi matin ce que j’ai fabriqué de leurs propositions, ils ne savent pas ce que les autres enverront, qui sera présent dans cette matinale, quelle voix croisera la leur. Notre positionnement est collectif, souterrain : en toute humilité, nous pourrions d’une part réduire l’espace de notre propre monde intime en le livrant pudiquement, et d’autre part augmenter mystérieusement notre territoire, reliant les paysages, les errances, les regards, par le collage d’impressions étrangères rassemblées en un moment unique, le lundi matin, entre chien et loup.

Mois après mois, les envois restent réguliers, ils écrivent leur histoire, une histoire avec du bruit, cette matinale prend la forme d’un soutien à la vie quotidienne, et mon rôle consiste de plus en plus à exposer les artifices du dispositif radiophonique.

Voix féminine 1 – Et ce matin, tout sera affaire de monologue. La nuit enveloppe comme une neige sèche celui qui ne dort pas. Il est sorti. Cette nuit encore. Il rôde. Il se déplace, se tapit selon la température de l’air. Il voit dans la nuit.

Pièce sonore – errance dans la ville au rythme des pas de celui qui erre, description par une voix masculine des inconnus en silhouettes qui marchent à la même heure dans la même rue. La pièce se termine par les sifflements des trains près d’une gare de triage, longs sons aigus qui se terminent dans l’épaisseur de la nuit.

Voix féminine 1 – Il prend la route comme on prend une occasion. Il la saisit, et il dit ce qu’il en pense. Il dit. On avait entendu Quentin alors qu’il traversait à pied les hautes montagnes, celles qui se dressent derrière l’océan. Il est revenu.

Il est garé dans la zone industrielle. Là où les lampadaires n’éclairent plus personne. C’est la nuit, les trottoirs sont recouverts d’herbe depuis longtemps, on se demande si quelqu’un les a déjà foulés, ces trottoirs… Seul dans son camion, lui-même seul garé le long d’une route dépeuplée, il entame un long monologue. C’est ce que je disais, ce matin, tout est affaire de monologue.

Voix masculine 2 –Et voilà, donc là c’est le mille-et-unième enregistrement ce soir, oh pourquoi ça vibre… parce que ouais ça fait trois heures que je m’enregistre et je sais jamais quoi dire, et en plus je ne suis jamais satisfait des trucs que je trouve à dire quand j’en trouve, euh… voilà, là je suis dans mon camion, j’me fais chier donc je parle à mon téléphone, ce qui est complètement, oh la la, où va le monde, où va le monde. J’ai travaillé toute la semaine au bureau, et là c’est le week-end, je suis à dix mètres du bureau… comme quoi je vis dans un camion, je suis mobile et puis j’ai l’impression d’être encore plus accroché à une localité qu’avant. Ouais. Qu’est-ce que je peux dire sinon… Oui ben fallait que j’enregistre quelque chose, mais je me suis rendu compte que j’avais rien à dire et ça m’a énervé, parce que j’étais vagabond sur les routes et tous les jours j’avais des trucs à dire, parce que c’est la vie de vagabond, en fait, il se passe tout le temps quelque chose, on sait jamais ce qu’il va se passer le lendemain, de même quand il se passe rien, c’est comme s’il s’était passé quelque chose… alors qu’en société, de toute façon, on sait toujours ce qu’il va se passer le lendemain, tout est planifié, tout est toujours pareil, donc heu… ben effectivement, j’ai pas de surprises, et puis y’a rien à dire… Mais voilà du coup ça m’énerve d’avoir rien à dire parce qu’au final je ne me sens pas forcément moins heureux que quand j’étais vagabond ou moins inspiré mais pourtant, j’ai rien à dire.[6]

Chapitre 5 – L’écriture à l’envers

Peut-être parce qu’ils sont novices, premiers, primitifs presque dans leur captation du réel ou de l’émotion. Peut-être parce que le temps est toujours très court, l’enregistrement brut, capturé, spontané. Peut-être parce qu’ils me font confiance pour transformer ce qu’ils vivent. Prime l’histoire, et les enregistrements agissent quand je les reçois comme une matière brute, comme un matériau à sculpter. J’ai souvent très peu de temps, un dimanche soir, une seule nuit. Je n’ai jamais aimé les dimanches soir, et voilà qu’ils sont pleins maintenant de ces éclats de voix et de bruit dans la maison, le jardin, voilà qu’ils explosent dans ma tête, dans l’escalier, sur le tapis, tous éclatés, trop nombreux, trop longs ; et lentement, dans la puissance de la solitude, je vais patiemment sculpter ce matériau invisible, composer l’histoire, chercher la musique, les paroles, assembler les personnages.

Tout à la fin, quand les fichiers sont bien rangés dans le dossier numérique qui porte le nom du lendemain matin, je prends mon cahier et j’écris. J’écris les mots qui viendront diriger l’histoire collective de ces inconnus-là, de ces poètes ordinaires. Je les réciterai demain, en trouvant la meilleure voix, en m’appuyant sur certaines ambiances de villes qui porteront mes écritures – ne plus jamais lire à blanc. Il faudra que l’émission tienne dans un seul souffle, celui, ténu, du petit matin. Il faudra que l’image radiophonique se transforme à mesure que le jour se lève, et prenne la lumière.

Dernièrement, c’est presque devenu un jeu. Je reçois les enregistrements, je les écoute le dimanche, et pendant la journée, je commence à imaginer un thème, une leçon, un état d’esprit, une démonstration. Par exemple, je pourrais annoncer en début d’émission « Et ce matin, on hésite », ou « Ce matin, nous vieillissons » ou encore « Ce matin, il faudrait se tourner vers le bord du monde ». Je m’appuie sur un son en particulier et mon état d’esprit présent, pour choisir le sens de l’histoire. Cachée derrière les sons des autres, je me livre toute entière. Ensuite, tout prend un sens. Je choisis la lecture en fonction de cette idée, je choisis et je tourne les enregistrements de manière à ce qu’ils se répondent, je détermine quelques morceaux de musique qui, par leurs rythmes, mais surtout par leurs mots, amplifieront l’histoire globale. L’excitation augmente, la liste de lecture est presque terminée, encore un peu de montage ici, superposons déjà cette musique à cette ambiance, ce sera plus fluide à l’antenne, il ne faudra pas que j’oublie de parler juste à cette intersection-là, sur le bruit des pas qui descendent, j’ai quinze secondes, je m’entraîne, ces deux phrases tiendront dans ces quinze secondes, certainement. Nous sommes dimanche soir, déjà presque lundi, il est souvent minuit quand je commence à écrire dans mes cahiers ce que transmettra ma voix. C’est comme un lissage. Par le grain de la voix, par l’explicitation de l’idée, par la contextualisation des sons, il faudra que je rende l’auditeur complice du poème qui s’impose doucement, il faudra trouver le bon rythme, penser à la langue, ses répétitions, ses détours, ses respirations – écrire à voix haute ; je me souviens souvent des poèmes de Prévert que je lisais avec gourmandise adolescente, et les mots s’impriment sur le cahier. Les musiques s’intercalent, souvent comme choix final : tout est prêt, il est deux ou trois heures du matin, et alors, la semaine s’ouvre entièrement. Dans quelques heures, selon la saison, je serai dans le studio désert, à regarder le ciel et à prendre le direct.

Alors, la matinale entre dans un champ mystérieux : elle ouvre l’espace entre une intimité (la mienne et celle de ceux qui m’ont confié leurs sons) et sa confrontation avec les autres, les auditeurs, avec le monde. Par l’agencement des plans sonores, la distance matérielle rejoint la distance émotionnelle. Je tente d’organiser chaque lundi matin la vérité des enregistrements de chacun pour en dessiner une fiction collective, sorte de lent poème au sortir de la nuit, lorsque de soi-même on sort rejoindre le monde qui n’en finit plus de tourner.

Carnet.Notes

Figure 1 – Carnets de notes de préparation de L’ordre du jour.

Conclusion

L’expérience radiophonique de L’ordre du jour, expérience dans le temps long d’une année entière, à raison d’un direct par semaine et dans le mystère de l’aube, tient à cette création instantanée, cette écriture qui ne vient que dans les propositions sonores d’étrangers. Je découvre d’autres manières d’entendre, de capter, de vivre et, à partir de cela, dans l’urgence d’une seule nuit blanche, dans la veille d’une nouvelle semaine, il faut composer une histoire qui soit à la hauteur de chacun, de ces multiplicités d’écoute. À la hauteur d’une histoire collective qui naîtrait spontanément, dans mes cahiers, au regard de ces sons divers assemblés.

 Il y a maintenant, après plus de huit mois d’expérience, une sorte de certitude. Arrivée l’heure fatidique du passage entre le dimanche et le lundi, une sorte de miracle se produira. L’assemblage prendra, se formera, se dessinera ; j’avance dans l’écriture de chaque matinale avec cette évidence. J’affinerai les passages, les lieux, les instants ; je sculpterai cette histoire commune, faite de nostalgie du futur et d’associations d’idées ; je respecterai le goût des autres pour écrire une sorte de poème intime dans un présent fait de réel, un hymne à « ces chers invisibles » de Walter Benjamin, ces auditeurs qui recevront dans leur petit matin une voix sans corps, la mienne, qui assemblera la voix des autres, et qu’ils accueilleront « comme un hôte[7] ».

Notes

[1] La compagnie Jean et Faustin à Suèvres, compagnie de spectacle vivant www.jean-et-faustin.eu

[2] La radio associative Studio Zef à Blois, outil de l’Union Régionale de l’Office Central de la Coopération à l’École (UR OCCE Centre) www.studiozef.fr

[3]Conférence au festival Longueur d’Ondes 2018 à Brest, à partir d’une discussion entre Lolita Voisin et Mélissa Plet-Wyckhuys chargée d’antenne sur Radio Campus Tours, réalisatrice de l’émission « Le Dahu » et d’ateliers radio, conférence animée par Guillaume Legret directeur de Studio Zef, radio associative de Blois.
http://www.studiozef.fr/non-classe/creation-associative-la-radio-du-sensible/

[4] Extraits de « L’ordre du jour » – Lolita Voisin – Émission matinale diffusée sur Studio Zef – durée 00 :30 :00 – saison 2017-2018

[5] http://www.studiozef.fr/lordre-du-jour/lordre-du-jour-5-mars/

[6] Extraits de « L’ordre du jour » 5 mars 2018 de Lolita Voisin – Émission matinale diffusée sur Studio Zef – durée 00 :30 :00 – saison 2017-2018.

[7] Walter Benjamin, Écrits radiophoniques, 2014 [1930],  Allia.

Pour citer cet article

Référence électronique

Lolita VOISIN, « La création associative : la radio du sensible. L’ordre du jour émission matinale d’écriture radiophonique », RadioMorphoses, [En Ligne], n° 4 – 2019, mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/creation-associative-radio-sensible/

Auteure

Lolita VOISIN réalise des créations sonores, des émissions de radio et participe à des occupations sonores de l’espace privé et public, au sein de la radio associative Studio Zef. Elle travaille à l’école de la nature et du paysage de Blois.

Couriel

lolita.voisin@gmail.com