Vinciane VOTRON
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La radio d’hier et d’aujourd’hui n’existerait pas sans ses auditeurs… Des sans-filistes qui l’ont pratiquement construite aux internautes qui interviennent sur le fil Twitter des émissions, l’interaction fait partie de l’ADN de la radio. Elle est de toutes les émissions : dédicaces de disque, forums de discussion, émissions d’assistance et même les émissions d’information. Mais jusqu’ici cette catégorie restait l’apanage des journalistes professionnels ; aujourd’hui, les auditeurs sont invités à commenter l’actualité ainsi qu’à produire du contenu.
Mais ces auditeurs sont-ils réellement associés à la construction de ces émissions ? Pour le savoir, nous nous sommes intéressée à ces auditeurs qui réagissent sur les ondes. L’objectif de cette thèse est de dépeindre les auditeurs actifs au travers de caractéristiques communes et d’établir une typologie. Notre question de recherche peut se formuler de la manière suivante : « Les émissions radios interactives engendrent-elles la naissance d’un nouveau public ? »
Afin de répondre à ces questions, nous avons entrepris d’analyser trois émissions interactives à la radio. Notre choix s’est porté sur les émissions d’information. La Première, chaîne du secteur public en Belgique francophone proposait deux émissions interactives Connexions, lors de la matinale, entre 2012 et 2014 ainsi que le Forum de Midi, à la pause déjeuner, entre midi et 13h. Nous avons également suivi l’émission Les auditeurs ont la parole sur la chaîne privée Bel RTL, entre 18h et 19h.
Pour établir le profil de ces acteurs du public, nous avons pris contact avec l’ensemble des auditeurs/internautes qui ont tenté d’intervenir dans ces émissions, soit près de 300 personnes. Nous leur avons demandé de répondre à un questionnaire par téléphone (164 répondants ont accepté). L’analyse que nous proposons est double. D’une part, elle est quantitative afin d’obtenir un relevé descriptif de ces auditeurs (âge, sexe, catégorie socioprofessionnelle (CSP), appartenance à un parti politique, fréquence d’intervention, utilisation des médias). D’autre part, nous appliquons une analyse thématique sur le contenu des réponses aux questions ouvertes. L’idée est de répertorier les idées significatives et de les catégoriser tout en n’oubliant pas les questions spécifiques liées à la radio (Antoine, 2016).
Les principaux résultats sont à pointer en termes d’identité et d’usage. Les hommes sont les plus nombreux à réagir dans ces émissions. Ils sont généralement actifs professionnellement, utilisent les médias numériques pour réagir régulièrement voire assidument dans les émissions. Les femmes, elles, sont peu nombreuses, sauf les plus âgées. Elles préfèrent utiliser le téléphone et ne réagissent qu’occasionnellement lorsqu’elles connaissent le sujet. La tranche d’âge la plus représentée est celle des 35-65 ans.
Ce premier constat mérite toutefois d’y apporter certaines nuances. Les auditeurs actifs ne correspondent pas forcément à l’audience mesurée de chaque émission. On note une surreprésentation masculine au sein des auditeurs actifs par rapport aux chiffres d’écoute. Quant à l’âge des auditeurs, ils se situent bien dans la tranche 35-65 ans ; dès lors, on aperçoit une surreprésentation des jeunes dans l’émission Connexions.
En termes d’usage, la fidélité des auditeurs est mise en avant, car les personnes qui interviennent écoutent régulièrement les émissions. Les plus assidus d’entre eux forment un microcosme sur Twitter. Ce sont des journalistes, blogueurs, lobbies, experts qui se connaissent, échangent et partagent leur point de vue. Ils maitrisent les codes de l’émission au point d’en jouer soit, de manière ludique, en glissant un trait d’humour qui installe un sentiment de connivence ; soit en utilisant cette vitrine pour rechercher de la reconnaissance « virtuelle ». On touche ici au concept de communauté qui se développe de manière plus intense grâce aux nouvelles technologies.
Au-delà de cette identification, notre apport théorique réside dans l’esquisse de la notion d’audience active, à mi-chemin entre celles d’audience et de public, définies par Sonia Livingstone (2003). Si ces deux concepts se rapprochent en fonction des objets que l’on étudie, ils n’en restent pas moins distincts. L’audience active est selon nous le point d’intersection entre ces deux notions.
Graphique : Les trois niveaux de l’audience active
Chaque sous-groupe partage des caractéristiques communes qui les rapprochent plus du concept d’audience ou de celui du public. Nous distinguons les usagers, les usagers interactifs et la communauté en fonction des relations entretenues avec le média, à savoir l’accès, l’interaction et la participation tels que proposés dans le modèle AIP de Nico Carpentier (2003). Si l’usager était défini par Frédéric Antoine au départ comme l’« utilisateur de supports de communication médiatique » (Antoine, 2004 : 10), l’usage intensif des nouvelles technologies a fait basculer ces usagers de l’état de simples consommateurs à celui d’acteurs à part entière du processus médiatique pour aboutir au concept de communauté (Patriarche, 2008) qui se situe, lui, dans une dimension collective.
Les usagers sont ceux qui touchent le plus à l’audience, car leur démarche active reste cantonnée à l’accès que le média propose. Les usagers interactifs sont le cœur de l’audience active : un échange s’installe entre les auditeurs et les producteurs de l’émission. Ils partagent des contenus d’information tout en écoutant l’émission.
La communauté, elle, se rapproche plus de la notion de public, car elle existe grâce à la participation des auditeurs, mais se détache parfois de l’émission pour exister de manière autonome.
Cette évolution des notions de public et d’audience reflète aussi celle de la radio qui incorpore désormais des matériaux aussi variés que du texte, de l’image, des notifications ainsi que l’intervention des auditeurs au sein même des émissions d’information. Aujourd’hui, chaque auditeur devient acteur de l’information en la partageant, en la complétant ou en la discutant. Les auditeurs ne consomment pas seulement l’information ; ils la fabriquent aussi en enrichissant le contenu initial de leurs expériences, leurs témoignages, leurs avis, questions ou réflexions. Au travers de leurs interventions, les auditeurs vont partager des valeurs intégrées au contenu des émissions. L’interactivité devient donc un enjeu majeur au cœur du processus d’identification.
Bibliographie
ANTOINE, F. (sous dir. de), Analyser la radio. Méthodes et mises en pratique, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 2016.
CARPENTIER, N. et DAHLGREN, P. Interrogating audiences : Theoretical horizons of participation, n°21, Petrovaradin, 2011.
CARPENTIER, N. Différencier accès, interaction et participation, dans MORELLI, P., PIGNARD-CHEYNEL, N., BALTAZART, D., Publics et TIC. Confrontations conceptuelles et recherches empiriques, Nancy, Questions de communication, n°31, 2016, p. 45-70.
LIVINGSTONE, S. Audiences and publics : when cultural engagement matters for the public sphere, Bristol-Chicago, Intellect, 2005.
LIVINGSTONE, S. On the relation between audiences and publics : why audience and public?, Londres : LES research Online, 2005. Disponible sur : http://eprints.lse.ac.uk/archive/00000437
PATRIARCHE, G. Publics et usagers, convergences et articulations, dans Réseaux, n°147, Paris, 2008, p.179-216.
Pour citer cet article
Référence électronique
Vinciane VOTRON. « Les émissions interactives : au croisement de la radio classique et de la radio connectée. Identification des acteurs et des mécanismes de participation dans la production de contenu d’information », sous la direction du Professeur Frédéric ANTOINE, à l’UCL (Université Catholique de Louvain) en Belgique, le 21 décembre 2017″, RadioMorphoses, [En ligne], n°4 – 2019, mis en ligne le « 30/12/2018 », URL : http://www.radiomorphoses.fr/index.php/2019/01/04/emissions-interactives/
Auteure
Vinciane VOTRON est docteure en communication, Université Catholique de Louvain (UCL), Observatoire de Recherches sur les Médias et le journalisme.
Courriel : vinciane.votron@uclouvain.be